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Je me réfugiai dans un théâtre ; les deux policiers me suivirent. Je ne m’occupais que de les guetter perpétuellement, et j’ignore ce que l’on jouait ce soir-là. Après le spectacle, je sautai dans un fiacre, et j’arrivai à la gare ; le train partait, et je partis, et nul ne monta après moi, et j’étais sauvé !

Soulagé, délivré, heureux, je m’étendis sur la banquette, heureux ! Je bénissais enfin ma fortune accoutumée, et je me mis à fumer avec vigueur. J’aurais aimé rire oou pleurer, et jamais la solitude ne me parut si bonne.

Mais, tout à coup, je tressautai.

— Un téléphone ! On m’annonce à Rouen, à Paris ! Je suis perdu.

Tant d’émotions, pendant six heures consécutives, avaient tellement tordu mes nerfs et mon esprit, que cette révélation dernière écrasa mes dernières forces, et je tombai dans une stupeur où toute énergie renonçait.

À Rouen, on inspecta les billets avec une attention particulière ; sur la chaussée, des gens, qui n’étaient pas des voyageurs, allaient et venaient, échangeaient des mots brefs ; le policier prévu, alors, prit place dans mon compartiment. Jusqu’à Saint-Lazare, je feignis de dormir. Il faisait de même, et nous nous guettions l’un l’autre.

L’espion descendit le premier. Je le vis, parlant à des hommes ; ils lui répondaient des choses ; il s’étonnait visiblement, et protestait, mais son regard restait accroché à moi, comme un hameçon, et je marchais au bout d’un fil. Quelque hâte que j’eusse mise à jeter mon adresse au premier fiacre qui parut, une voiture suivit la mienne. Cependant personne n’entra chez moi, derrière moi.

— Ils vont venir ! Pourquoi ne viennent-ils pas ?

De mon lit, j’écoutais, la tête chaude et soulevée au-dessus de l’oreiller, pour mieux entendre ; mais la porte de la rue ne fut ouverte qu’aux premières clartés du matin, à l’heure des laitières…

Mon valet de chambre apporta les journaux. Je les dépliai en tremblant : « Le mystère du Havre. » Je lus, sautant des mots, des lignes : « La police, égarée d’abord sur la piste d’un crime… certitude d’un suicide… deux lettres adressées, l’une au procureur de la République, l’autre à la mère du désespéré… sa résolution d’en finir avec la vie… motifs d’ordre intime… etc… ».

Alors, je retombai sur mon lit, sans forces, et je pleurai comme un enfant, avec de gros sanglots.

J’avais connu l’angoisse, pendant quatorze heures d’horloge, et les larmes, enfin !

Et mon bonheur parfait, pendant six mois au moins, me parut tolérable.

EDMOND HARAUCOURT.