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L’HOMME HEUREUX

Par EDMOND HARAUCOURT


Quand je vis, au réveil, cette chambre d’auberge, ces murs tristes, et l’ignoble papier à fleurs bleues, rayé, près de la glace et près du lit, par des frottements d’allumettes, j’eus d’abord quelque peine à me reconnaître ; puis, toute la mémoire me revint, d’un coup : mon départ de Mantes, et l’homme trouvé dans un wagon, la gorge coupée, et cette inepte tentation de m’introduire dans le drame pour être soupçonné, pour fuir, pour me défendre, par amour de la lutte et des émotions ! N’avais-je pas été jusqu’à soustraire la montre et la bourse du mort, que j’avais ensuite déposées sur la neige, au pied d’un arbre ? Folie ! J’étais donc fou, hier ?

Je promenais ma main sur mon front moite de sueur, et je sursautai, car on venait de frappe à ma porte. Déjà ? Qui ? La police ? Je me tenais immobile. On frappa de nouveau.

— Monsieur, il est sept heures.

Je me lavai de ma fièvre nocturne, et sitôt que j’eus respiré la fraîcheur du matin, je repris possession de mes forces normales, et de mes goûts. Je me frottai les mains, je fis craquer mes doigts, ce qui est chez moi un indiscutable signe de satisfaction. Bref, je m’approuvais déjà : l’expérience était amusante à poursuivre, et nous verrions bien si mon éternel et fatigant bonheur serait cette fois encore capable de me protéger contre moi.

Je voulus, avant de partir, revoir le chronomètre et la bourse, au pied de l’arbre. Ils avaient disparu ! La neige, alentour, était piétinée : aux traces de mes bottines se mêlaient des empreintes de sabots. Je fus mécontent ; je craignais un vol.

Au chemin de fer, nul ne prit garde à moi. Je cherchais des yeux le contrôleur qui, la nuit précédente, s’était étonné de mon ticket, et j’aurais souhaité qu’il me reconnût ; mais je ne le vis point.