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Goethe se leva et alla à son pupitre, où il prit la lettre, puis il vint se rasseoir auprès de moi à la table. Il lut un instant en silence. Je voyais des larmes dans ses yeux. « Lisez vous-même tout bas, me dit-il enfin, en me tendant la lettre. Il se leva, et marcha de long en large dans la chambre pendant que je lisais. Humboldt écrivait :

« Qui a pu être ébranlé par le rapide départ du grand-duc plus que moi, que depuis trente ans il traitait avec tant de bienveillance, et, j’ose le dire, avec une préférence si sincère ! Encore ici, à Berlin, il voulait m’avoir près de lui presque à chaque heure, et de même que jamais les cimes des Alpes n’ont autant d’éclat qu’au moment où le soleil va se coucher, jamais je n’avais vu ce grand prince si humain, si plein de vie, si spirituel, si affectueux, si occupé de tous les progrès futurs de la vie du peuple que pendant ces derniers jours qu’il a passés au milieu de nous. J’avais dit plusieurs fois à mes amis, dans un triste pressentiment, que cette vivacité, cette étrange lucidité d’esprit, avec tant de faiblesse physique, me semblait un phénomène effrayant. Lui-même oscillait visiblement entre l’espérance de la guérison et l’attente de la grande catastrophe. Lorsque je le vis, vingt-quatre heures avant cette catastrophe, c’était à déjeuner, il était malade ; il n’avait aucune envie de manger, et il fit encore avec vivacité plusieurs questions sur les galets de granit venus de Suède et des bords de la Baltique, sur la possibilité pour notre atmosphère d’être troublée par le passage de la queue des comètes, sur la cause du froid de l’hiver pour toutes les côtes orientales. En me quittant, il me serra la main et me fit ses adieux par ces mots enjoués : Vous croyez, Humboldt, que Tœplitz et toutes les sources chaudes sont comme des eaux échauf-