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connaissent, et y étudient, non pas tant les secrets d’un art habile que l’élévation morale que l’on peut y aller respirer. »

« — Oui, dit Goethe, la pensée générale qui l’inspire, voilà ce qui a surtout du prix chez lui. Et quel esprit sérieux ! comme il a étudié notre Allemagne ! Il semble plus au courant de notre littérature que nous-mêmes ; du moins nous n’avons rien fait de comparable sur la littérature anglaise. »

« — L’article, dis-je, est écrit avec un feu et une vigueur qui montrent qu’il y a encore en Angleterre bien des préjugés et des oppositions à vaincre. Des critiques malveillants et de méchants traducteurs paraissent avoir jeté surtout sur Wilhem Meister un mauvais jour. Mais Carlyle s’y prend très-bien. Il répond très-gaiement à ce sot propos : « qu’aucune femme bien née ne devrait lire ce roman, » par l’exemple de la dernière reine de Prusse, qui s’était pénétrée de ce livre et qui pourtant passe à bon droit pour une des premières femmes de son temps[1]. »

Différents invités entrèrent. Goethe alla les saluer, puis revint vers moi, et je continuai : « Carlyle a étudié Wilhelm Meister, et, persuadé comme il l’est de la valeur de ce livre, il voudrait que tout homme instruit le lût et en tirât autant de profit et de plaisir que lui-même. »

Goethe m’attira à une fenêtre, pour me répondre ; « Cher enfant, je veux vous faire une confidence qui dès à présent vous aidera à comprendre bien des choses et

  1. Elle avait pris pour devise les vers célèbres : « Celui qui n’a jamais mangé son pain avec des larmes, celui qui n’a jamais passé des nuits amères à pleurer sur son lit, celui-là ne vous connaît pas, ô puissances célestes !… »