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des personnes qui aiment à vivre par le cœur ou par l’intelligence, mais il leur est difficile de repousser le reproche qu’on leur fait de blesser l’oreille, en tant que celle-ci recherche des jouissances propres, sans demander que la tête ou le cœur y prenne part. — Peut-être n’existe-t-il pas de compositeur qui ait réussi dans ses œuvres à concilier pleinement les deux systèmes ; cependant il est certain que les chefs-d’œuvre des meilleurs maîtres renferment les qualités opposées. — Jamais la lutte entre les deux écoles n’a été plus vive que lors de la guerre des Gluckistes et des Piccinistes. Le génie grave remporta alors sur le génie aimable. De nos jours, nous avons vu encore le charmant Paisiello repoussé par un compositeur de l’école expressive. C’est toujours de cette façon que la lutte se terminera à Paris.

L’Allemand a traité la musique instrumentale comme l’Italien a traité le chant. Longtemps il l’a considérée comme un art isolé existant pour lui-même ; il a perfectionné la partie technique, sans beaucoup s’occuper de ses relations avec les puissances de l’âme, et grâce à des travaux profonds sur l’harmonie, qui convenaient au caractère allemand, il l’a amenée à une perfection que tous les peuples admirent et cherchent à atteindre.

Ces réflexions générales et superficielles sur la musique ont uniquement pour but de jeter quelque lumière sur le Neveu de Rameau, car il est assez malaisé d’apercevoir le point de vue sous lequel Diderot envisage la question.

Au milieu du dernier siècle, tous les arts en France étaient devenus maniérés d’une façon étrange, incroyable ; il n’y avait plus aucune simplicité, aucune vérité. Ce n’est pas seulement le genre aventureux de l’opéra qui était devenu en vieillissant plus roide et plus guindé, il en était de même de la tragédie ; elle était jouée avec des paniers ; la déclamation la plus vide et la plus affectée déshonorait ses chefs-d’œuvre. Le grand Voltaire lui-même, quand il lisait ses pièces à haute voix, prenait un ton ampoulé et monotone qui faisait de son débit une psalmodie sans vie ; il s’imaginait prendre le ton le plus en harmonie avec la dignité de ses œuvres, qui certes auraient mérité d’être mieux traitées. Il en était de même pour la peinture. Elle était tombée à n’être plus qu’une caricature traditionnelle, aussi elle paraissait intolérable aux esprits bien faits qui n’obéissaient dans leurs jugements qu’aux suggestions naturelles. Ce sont eux qui opposèrent alors à la civilisation, à l’art ce qu’ils nommaient la