Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/477

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prenait souvent des mains du poëte comme argent comptant ce qui n’était réellement qu’une promesse de payement futur.

Aussi c’est avec beaucoup de chagrin que j’avais lu et entendu dire que les anciens, à la suite de leurs tragédies si admirables de profondeur, avaient l’habitude de jouer une farce burlesque.

Je me suis enfin expliqué ce fait qui me paraissait incompréhensible ; en disant comment je suis arrivé a calmer mes inquiétudes sur ce point, peut-être rendrai-je service à quelques esprits.

Les Grecs, en leur qualité de peuple sociable, aimaient à parler, et en leur qualité de républicains, ils aimaient à entendre parler ; ils étaient tellement habitués au discours public qu’ils s’étaient assimilés sans s’en apercevoir l’art oratoire, et qu’il était devenu pour eux une espèce de besoin. C’était là un grand avantage pour le poëte dramatique, qui doit débattre sur la scène les plus grands intérêts humains, plaider le pour et le contre, et trouver pour chaque cause des arguments frappants.

Si cette habitude du poëte de lutter sérieusement d’éloquence avec l’orateur dans ses fictions lui était avantageuse dans la tragédie, elle lui rendait un bien plus grand service encore dans la comédie ; en effet, en employant les ressources les plus hautes de l’art et le style le plus élevé, pour intéresser à des situations sans grandeur, il créait une œuvre frappante et extraordinaire. — L’esprit cultivé se détourne avec dégoût de tout spectacle bas et immoral, mais si ce spectacle est présenté à ses yeux sous une forme qu’il ne lui soit pas possible de repousser, alors il s’arrête surpris et est forcé de trouver du plaisir à le contempler.

Les comédies d’Aristophane nous donnent en ce genre des exemples irrécusables : et dans le Cyclope d’Euripide, le discours seul d’Ulysse suffit à le prouver ; le sage Ulysse parle avec toute son éloquence comme s’il ne s’adressait pas au plus grossier de tous les êtres, et le cyclope de son côté sait parfaitement tirer de la situation les meilleurs arguments et sa réplique rend Ulysse muet.

Cette beauté artistique du détail frappe et les inconvenances s’oublient, s’effacent, parce que nous sentons vivement dans l’œuvre la grandeur, l’habileté et la dignité du poëte.

Il ne faut donc nullement croire que les pièces gaies, données comme épilogue au spectacle des anciens, pouvaient se comparer à nos vaudevilles et à nos farces ; il serait encore plus inexact de