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qu’ils avaient dans le texte original d’où ils sont pris ; par exemple une sentence de Térence, dans la bouche d’un de ses vieillards ou de ses esclaves, fait un tout autre effet que sur la feuille d’un album. Or je me rappelle très-bien que dans notre jeune temps, plusieurs fois je m’étais tourmenté avec Théognis ; je voyais en lui un moraliste sévère au ton de pédagogue, dont je cherchais en vain à comprendre les préceptes, et à la fin, je l’avais laissé de côté. Il me faisait l’effet d’un faux Grec, d’un triste hypocondre[1]. En effet, comment une ville, un État pouvaient-ils être si corrompus que la vie de l’homme bon y fût intolérable, celle du méchant parfaitement heureuse ? Comment un homme juste et bienveillant pouvait-il être amené à refuser aux Dieux toute influence sage et bienfaisante ? Nous avions attribué cette triste manière d’envisager le monde à la bizarrerie d’un caractère entêté, et nous l’avions abandonné malgré nous pour aller rejoindre ses joyeux compatriotes à l’esprit toujours serein.

Mais aujourd’hui, instruits par l’histoire contemporaine, et grâce aux travaux d’excellents érudits, nous comprenons quelle a été la vie de Théognis, et nous le jugeons bien mieux.

Mégare, sa ville natale, gouvernée par une riche aristocratie de nobles, avait été d’abord humiliée par une conquête, puis bouleversée par une démagogie. Tous les citoyens honnêtes qui possédaient quelque chose, dont les mœurs étaient pures, avaient été publiquement tyrannisés de la façon la plus honteuse ; on les avait persécutés jusque dans leur famille ; on les avait tourmentés, avilis, volés, tués ou exilés ; Théognis faisait partie de cette classe de citoyens, et il avait enduré toutes les iniquités possibles. Ses paroles énigmatiques s’expliquent parfaitement, dès que nous savons que ses Élégies ont été écrites par un émigré. C’est ainsi qu’il serait impossible de comprendre un poëme comme l’Enfer de Dante, si nous ne nous rappelions pas toujours que ce grand esprit, ce beau talent, a été un des principaux citoyens d’une des villes les plus remarquables de son temps et que, dépouillé violemment, avec tout son parti, de sa fortune et de ses droits, il a vécu dans un état misérable.

  1. « Ein trauriger ungriechischer hypochondrist. » Ce dernier mot revient très-souvent sous la plume de Goethe, c’est celui dont il se sert presque toujours pour désigner la classe d’homme avec laquelle il était en complet désaccord, parce qu’elle repoussait sa maxime : « En dépit de ses douleurs de toute sorte, aimons la vie ! »