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sances spéciales ne sont pas nécessaires quoiqu’il faille évidemment connaître le monde. À moins que l’on ne veuille mystifier quelqu’un, pourquoi se réfugier ici dans une inspiration divine ? Très-souvent, dans les arts, il arrive que le cordonnier ne doit pas même juger la chaussure, car l’artiste peut avoir jugé bon de sacrifier à l’ensemble certaines parties accessoires. Dans ma vie, j’ai entendu plus d’un « conducteur de char » blâmer des pierres gravées antiques, sur lesquelles on voyait des chevaux sans attelage entraîner des chars. Le reproche était fondé, car il n’y a là rien de naturel ; mais l’artiste avait eu raison aussi de ne pas vouloir interrompre et briser les belles formes de son cheval par une malheureuse courroie. Ces fictions, ces hiéroglyphes, dont tous les arts ont besoin, sont mal compris de ceux qui exigent la vérité naturelle et qui arrachent ainsi l’art de son véritable empire. Toutes les idées de ce genre qui se trouvent dans des écrivains anciens et célèbres, et qui, là où elles sont, peuvent avoir un but spécial, ne devraient plus être réimprimées sans rectification, quand l’auteur n’indique pas les erreurs où elles peuvent conduire si on les accepte comme des principes absolus.

Il en est de même pour la fausse théorie de l’Inspiration. Souvent il arrive qu’un homme, sans avoir le vrai génie poétique, écrit une jolie poésie ; ce fait prouve simplement ce que peuvent faire l’entrain, la bonne humeur, ou l’émotion vive ; on reconnaît que la haine peut tenir lieu de génie ; on peut le dire de toutes les passions qui nous entraînent à l’action. Le vrai poëte lui-même n’est capable de déployer tout son talent que dans certains moments ; c’est là un fait psychologique tout simple ; il n’est donc nullement nécessaire, pour expliquer le fait de l’inspiration, d’avoir recours à des miracles et à des influences extraordinaires ; il suffit d’avoir la patience d’observer un phénomène naturel ; il est vrai qu’il est beaucoup plus commode et de meilleur air de tout expliquer de haut, et de ne pas s’astreindre à consulter, sans parti pris, les résultats donnés par la science.

Ce Dialogue platonicien donne lieu à une remarque assez curieuse. Ion, après avoir reconnu son ignorance sur la divination, sur la conduite des chars, sur la médecine, déclare à la fin qu’il se croit bon général d’armée. C’était là sans doute un dada de cet homme riche de talents et de sottise ; c’était une manie connue de ses auditeurs et née peut-être de son commerce perpétuel avec les héros d’Homère. N’avons-nous pas observé cette manie et d’au-