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l’âme dans une espèce de bien-être vague ; ce plaisir doux, comparable à celui que donnent les harpes éoliennes, a un tel charme que, si nous l’avons goûté une fois, nous aspirons toujours à en jouir de nouveau.

Lorsque nous lisons simplement ces poésies, elles ne conservent pour nous de valeur extraordinaire que si notre esprit, notre raison, notre imagination, notre mémoire, se sentent par elles vivement excités, si elles nous présentent une peinture immédiate des traits originaux d’un peuple primitif, si elles nous retracent avec une clarté et une précision parfaites les pays et les mœurs au milieu desquels elles sont nées. Comme ces chants sont presque toujours la peinture d’une époque primitive faite par un siècle plus moderne, nous exigeons que le caractère des temps primitifs ait été conservé par la tradition, sinon d’une manière absolue, au moins dans ses parties principales ; nous voulons que le style soit en harmonie avec la simplicité des premiers âges, et nous nous plairons par cette raison à une poésie naturelle, sans art, à des rhythmes peu compliqués, et même peut-être monotones ; tels sont les chants grecs et les chants serbes.

Il y a un point important qui ne doit pas être oublié : il ne faut jamais considérer et surtout juger ces poésies isolément, une à une ; il faut les considérer en masse, comme un ensemble : c’est de cette façon seulement que l’on pourra, sans se laisser choquer par tel ou tel détail de mœurs auquel nous ne sommes pas habitués, juger de leur richesse ou de leur pauvreté, de l’étendue ou de l’étroitesse des idées qu’elles renferment, de la profondeur des traditions qui y apparaissent ou de l’insignifiance des petits événements qu’elles retracent. — Ne restons pas plus longtemps dans les généralités et parlons des Chants serbes.

Que l’on se remette en mémoire ces temps où d’innombrables peuplades arrivèrent de l’Orient ; elles marchaient, puis s’arrêtaient ; elles chassaient, puis étaient chassées ; elles renversaient, bâtissaient, et, troublées dans leur établissement, reprenaient leur vie nomade. Les peuplades serbes, vivant de cette vie, s’arrêtèrent d’abord en Macédoine, et se fixèrent enfin en Servie. — Il faudrait que le lecteur se représentât ce pays, dont il est difficile de donner une idée en peu de mots. Il s’agrandissait ou diminuait selon les temps, et la nation tantôt se resserrait, tantôt se répandait sur de plus vastes espaces, suivant les discordes intérieures ou les victoires d’ennemis venus du dehors ; mais la Servie