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détruit rapidement, sinon d’avance, toute illusion d’amour ou d’amitié qui vient à naître.

Il ne faut que peu de réflexion pour sentir que la vie humaine, les sentiments de l’âme, ne doivent pas être transportés sur la scène dans leur état naturel originaire ; il faut qu’ils subissent un travail préparatoire, il faut qu’ils soient sublimés ; c’est ainsi que nous les trouvons chez Calderon ; le poète, placé à la cime d’une civilisation raffinée, nous donne dans ses œuvres une quintessence de l’humanité. Shakspeare, au contraire, nous présente le cep lui-même avec sa grappe toute mûre ; nous pouvons en faire ce que nous voulons ; nous pouvons manger le raisin même, ou le porter au pressoir, le boire et le savourer quand il sera transformé en vin doux ou bien encore quand il aura fermenté, toujours nous nous sentirons rafraîchis. — Chez Calderon c’est l’opposé ; il ne laisse rien au choix et à la volonté du spectateur ; il nous donne un esprit-de-vin concentré, rectifié, relevé par des épices, adouci par des sucreries ; et il faut boire la liqueur telle qu’elle est, comme un délicieux excitant, ou bien la refuser.

Ce qui donne tant de valeur à la Fille de l’air, nous l’avons déjà dit, c’est le sujet. Dans beaucoup de pièces de Calderon on voit cet esprit si élevé et si libre se faire l’esclave de ténébreux préjugés ; son art si intelligent travaille pour la sottise, et nous sentons alors entre le poëte et nous un pénible désaccord, car le sujet qu’il a choisi nous choque, pendant que la manière dont il l’a traité nous enthousiasme ; tel est le cas pour la Dévotion à la Croix et l’Aurore à Capocavana.

À cette occasion nous dirons publiquement ce que nous nous sommes souvent dit à nous-mêmes : Un des avantages les plus grands de Shakspeare a été de naître protestant et de recevoir l’éducation protestante. Partout on reconnaît en lui l’être humain dans sa simplicité, qui se plaît avec tout ce qui est humain ; la superstition et l’erreur restent bien au-dessous de lui ; il ne s’en sert que comme de jeux ; il force des êtres surnaturels à le servir, il évoque des spectres tragiques, des gnomes burlesques, mais il ne leur permet pas de ternir la limpidité de son œuvre ; jamais il ne s’est vu obligé à diviniser l’absurde, la plus triste obligation à laquelle puisse se voir réduit l’homme qui a conscience de la raison qui est en lui.

Revenons à la Fille de l’air pour ajouter un mot. Si nous pouvons nous transporter dans une civilisation si éloi-