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leurs poètes et les meilleurs esthéticiens de toutes les nations. Dans toutes les œuvres, qu’elles soient historiques, mythologiques, fabuleuses et plus ou moins arbitraires, toujours on verra davantage, à travers la nationalité et le caractère particulier de l’écrivain, percer et briller cette idée générale. Le même fait se présente dans la vie pratique ; à travers tout ce qu’il y a sur cette terre de grossier, de sauvage, de cruel, de faux, d’égoïste, de menteur, se glisse et se répand peu à peu une certaine douceur ; cependant il ne faut pas espérer pour cela une paix universelle ; il faut simplement penser que les luttes inévitables deviendront moins violentes, la guerre moins cruelle, la victoire moins superbe.

Ce qui dans les poésies de chaque peuple se rattache à ces idées générales, voilà ce que toutes les autres nations doivent s’assimiler. Quant aux idées particulières à chaque race, il faut les lui laisser, après avoir appris à bien les connaître, afin de pouvoir entretenir des relations avec elle ; car les traits distinctifs d’une nation sont comme sa langue, comme sa monnaie ; ils rendent, pour celui qui les connaît, les relations plus faciles ; ce sont même eux, qui seuls les rendent vraiment possibles.

Une tolérance universelle et réciproque se produira certainement, lorsqu’on laissera volontiers à chaque race, à chaque individu son caractère original, tout en restant fermement convaincu que l’on reconnaît les idées les plus belles à ce signe, qu’elles appartiennent à l’humanité tout entière. Déjà, depuis longtemps, les Allemands travaillent à établir ces relations de justice réciproque. Quiconque sait l’allemand, et étudie la littérature allemande, se trouve sur le marché où toutes les nations viennent offrir leurs produits ; et il peut s’enrichir en se faisant interprète. Tel est le rôle de tout traducteur : il travaille à ce commerce intellectuel du monde entier ; il s’efforce de multiplier les échanges ; et, malgré tout ce que l’on peut dire sur l’insuffisance de toute traduction, ce travail n’en reste pas moins un des plus importants et des plus honorables. Le Coran dit : « Dieu a donné à chaque peuple un prophète parlant sa langue. » Chaque traducteur est de même dans sa langue un prophète. Malgré toutes les objections de détail que la critique a faites à la traduction de la Bible par Luther, elle n’en a pas moins produit les résultats les plus considérables. Et l’énorme travail des sociétés Bibliques ne se borne-t-il pas à donner à chaque peuple l’Évangile écrit dans sa langue ?