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trier, paraît conséquente à elle-même, telle qu’elle est devenue. Abel, faible, mais pur, n’offrant d’Adam que sa déchéance, plaît doublement à sa mère, parce qu’il lui retrace moins péniblement l’image humiliante de sa faute. Caïn, au contraire, qui a plus hérité d’elle dans son caractère orgueilleux, et qui conserve une force qu’Adam a perdue, irrite en elle tous les souvenirs, toutes les impressions d’amour-propre à la fois ; frappée dans ses sentiments maternels de prédilection, sa douleur ne connaît plus de bornes, quoique le meurtrier lui-même soit son fils. Il appartenait à un génie aussi vigoureux, que celui de lord Byron de tracer l’affreuse vérité de ce tableau. Il devait s’abstenir ou le traiter ainsi. »

Nous pouvons reprendre ce dernier mot en le généralisant et dire : Lord Byron devait écrire Caïn comme il l’a écrit, ou ne pas l’écrire du tout.

Comme l’ouvrage, soit dans le texte, soit dans la traduction, se trouve aujourd’hui entre toutes les mains, il n’a besoin ni d’être recommandé ni même d’être annoncé ; je veux cependant présenter quelques courtes observations.

À son talent sans limites, le poëte vient d’ouvrir de nouvelles régions ; son coup d’œil ardent a su, au delà de toute attente, pénétrer le passé, le présent, et aussi l’avenir ; aucun être humain ne peut savoir d’avance quelles œuvres il accomplira en suivant cette voie inconnue. Nous pouvons cependant indiquer dès à présent quelques-uns de ses procédés. Il se tient à la lettre de la tradition biblique. Le premier couple humain a perdu sa pureté et son innocence premières ; une faute mystérieuse les lui a ravies ; toute leur postérité doit subir leur peine. Caïn est le représentant de cette humanité déchue ; sur ses épaules tombe le poids immense de la faute ; sans avoir péché lui-même, il est plongé dans une profonde misère. Ce premier fils de l’homme, si lourdement courbé sous le malheur, est surtout préoccupé de la mort. Il n’en a aucune idée, et, quoiqu’il désire la fin de son infortune actuelle, il aime encore mieux s’y soumettre que la changer contre un état complètement inconnu. On voit que déjà dans l’âme du premier et du malheureux fils de l’homme se sont agitées toutes les douloureuses et insolubles questions qui nous tourmentent encore aujourd’hui. Il sent tous ces problèmes de notre nature se soulever tumultueusement au fond de lui-même ; ni la pieuse douceur de son père et de son frère, ni l’aimable société de sa