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façon pour être plus immoraux que les récits imprimés dans les journaux de chaque jour.


MANFRED.

Œuvre étrange qui me touche de près. Le spirituel et bizarre poëte s’est assimilé mon Faust, et son hypocondrie a trouvé là les aliments les plus étranges. Il a fait servir à son but tous les détails qui lui plaisaient, et en les empruntant, il les a tous modifiés, aussi je ne peux assez admirer son esprit. L’ensemble est tellement transformé que l’on pourrait faire de très-intéressantes leçons sur les ressemblances et les différences avec le modèle. Je ne peux nier que la sombre ardeur de ce désespoir infini devient à la fin pesante, mais, cependant, la fatigue que l’on éprouve ne se sépare jamais de l’admiration et d’une haute estime.

Dans cette tragédie, nous trouvons la quintessence des idées et des passions de ce talent si extraordinaire, né pour se tourmenter lui-même. On ne peut guère juger avec une tranquille équité la vie et la poésie de lord Byron. Il a reconnu souvent ce qui le torture ; il l’a décrit souvent, et personne presque n’éprouve de compassion pour cette douleur intolérable qu’il roule et retourne sans cesse en lui-même. — Dans ce drame, ce sont les spectres de deux femmes qui le poursuivent. — L’une s’appelle Astarté ; l’autre n’a pas de nom, elle ne parait pas, elle n’a pas de forme, ce n’est qu’une voix. Voici, raconte-t-on, l’horrible aventure qu’il a eue avec la première de ces femmes. — Jeune homme hardi et séduisant, il avait conquis l’attention d’une jeune dame de Florence ; le mari ayant découvert leur liaison, tua sa femme. Dans la même nuit, le meurtrier fut trouvé mort dans la rue. Personne n’avait pu être soupçonné. Lord Byron avait quitté Florence, et toute sa vie il traîna derrière lui ces deux spectres. — D’innombrables allusions dispersées dans ses poésies rendent vraisemblable cet événement fabuleux. Ainsi, dans le monologue de Manfred, dont je donne la traduction, nous le voyons s’appliquer à lui-même la malheureuse histoire du roi de Sparte, Pausanias. Ce général lacédémonien s’était d’abord couvert de gloire par sa brillante victoire de Platée ;