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forme est aussi audacieuse que le fond ; le poëte ne respecte pas plus la langue que les hommes, mais il nous prouve que l’Angleterre a déjà une langue comique formée, ce dont l’Allemagne manque absolument. Le comique allemand résulte beaucoup plus de l’idée que de la forme donnée à l’idée. On admire la richesse de Lichtenberg[1] ; il avait à ses ordres un monde de connaissances et de rapports qu’il savait, comme des cartes, mêler et manier avec malice. Chez Blumauer[2], ce sont les fortes oppositions qu’il se plait à établir qui nous amusent. En résumé, nous voyons que l’allemand, pour être plaisant, a besoin de remonter quelques siècles en arrière ; c’est avec les petits vers de cette époque qu’il réussit seulement à montrer une naïveté agréable. — En traduisant Don Juan, on pourrait apprendre beaucoup des Anglais ; il n’y a qu’un procédé comique qui ne pourra se transporter, c’est celui qui consiste à employer les uns pour les autres des mots qui ont une prononciation presque identique et un sens très-différent. Ceux de nous qui connaissent bien la langue anglaise verront si le poëte n’a pas ici parfois franchi les limites.

J’ai essayé la traduction de quelques strophes ; je les donne non comme un modèle, mais comme un encouragement. Le talent de nos traducteurs devrait s’essayer à cette tâche ; il faudrait se permettre des assonances, des rimes défectueuses, et bien d’autres libertés ; certain laconisme serait nécessaire pour bien rendre l’allure et le sens de cette moquerie hardie ; il faudrait du reste un essai pour mieux montrer ce que l’on doit faire. — Si l’on nous reprochait de propager en Allemagne, par notre traduction, un pareil écrit, et de faire connaître à une nation simple, honnête et paisible, l’œuvre la plus immorale que la poésie ait jamais produite, nous répondrions que ces essais de traduction ne sont pas destinés à être lus par tous ; ce sont seulement des exercices destinés aux esprits bien faits, doués de talent ; les qualités qu’ils auront ainsi acquises, ils pourront ensuite s’en servir pour la joie et le plaisir de leurs compatriotes. — D’ailleurs, quand même ces fragments seraient répandus par l’impression, il n’y a pas à attendre pour la morale publique un dommage particulier, car il faudrait que poëtes et écrivains se conduisissent d’une étrange

  1. 1742-1799. Penseur humoriste qui mérite toujours d’être lu. Son Explication des caricatures de Hogarth a été traduite en français.
  2. Auteur d’une Énéide travestie.