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l’accomplissement. Choisissons provisoirement ce contraste profond, et voyons, aidé par lui, ce que l’analyse nous donnera. Chaque époque, ai-je dit, est dominée par une des deux idées : mais comme le devoir et le vouloir ne sont pas dans l’homme radicalement séparés, les deux puissances règnent partout en même temps ; seulement l’une des deux est, dans chaque époque, subordonnée à l’autre. Le devoir est imposé à l’homme, et l’obéissance forcée à ses commandements nous est souvent bien dure ; au contraire, l’homme dispose à son gré de son vouloir. La volonté de l’homme est pour lui un royaume céleste. Toujours obéir au devoir seul nous paraît fâcheux ; être impuissant à accomplir nos entreprises nous effraye, mais toujours vouloir nous plaît, et même la conscience d’une volonté forte peut nous consoler de ne pas avoir pu réussir dans notre entreprise.

Le jeu de cartes peut nous servir d’exemple : là aussi se montrent les deux éléments. Les règles du jeu combinées avec le hasard représentent le devoir (que les anciens connaissaient sous la forme du destin). En opposition au devoir agit la volonté, combinée avec l’adresse du joueur. À ce point de vue, on pourrait dire que le whist est un jeu antique. Les règles de ce jeu opposent des barrières au hasard et même à la volonté. J’ai un partner et des adversaires ; des cartes me sont données ; une longue série de hasards se présentera ; je ne peux les éviter, mais je dois les diriger. — À l’hombre et aux jeux qui lui ressemblent, c’est tout le contraire ; ma volonté et mon libre arbitre ont beaucoup d’indépendance ; je peux refuser les cartes qui me sont données, leur attribuer différentes valeurs, les rejeter en tout ou en partie, demander des secours à la chance et trouver même dans les cartes les plus mauvaises les plus grands avantages ; ces derniers jeux se rapprochent donc tout à fait de la pensée et de la poésie modernes. — La tragédie antique repose sur un fait inévitable qui doit arriver. La volonté, en cherchant à s’y opposer, ne fait que l’aggraver et l’accélérer. Là apparaissent toutes les terreurs inspirées par les oracles ; nous sommes dans la région où trône l’Œdipe. Dans Antigone, ce devoir, en se présentant sous la forme de la piété filiale, a un aspect plus doux. Il prend en effet les apparences les plus multiples, mais il reste toujours despotique. Il a ses racines et son origine dans les lois de l’intelligence, telles que la loi morale et la loi civile, ou dans les lois de la nature, telles que les lois de la naissance, du développement, du dépérissement, de la vie, de la mort. Toutes ces