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Shakspeare par une voix naturellement juste. On suit le fil si simple auquel il rattache le cours des événements. Nous nous formons bien certaines images des personnages d’après le dessin du poëte ; mais au fond cette série de paroles et de discours est là pour nous apprendre ce qui se passe dans les âmes. Tous les acteurs semblent, sur ce point, s’être concertés pour ne rien nous laisser qui soit obscur ou douteux ; héros et simples soldats, maîtres et esclaves, rois et messagers travaillent à amener ce résultat ; les rôles accessoires y concourent souvent plus activement que les rôles principaux ; les murmures les plus légers, qui, pendant un grand événement, circulent dans l’air, les sentiments les plus intimes, qui, dans les circonstances graves, se cachent au fond du cœur de l’homme : tout est exprimé. Tout ce qu’une âme concentre et dissimule avec inquiétude au fond d’elle-même apparaît ici, sans réserve, à la pleine et libre lumière du jour. Nous voyons la vie dans son entière vérité, et nous ne savons pas comment nous la voyons.

Shakspeare s’unit à l’âme du monde ; il le pénètre comme elle-même ; à tous deux rien ne reste caché ; mais l’âme du monde garde le secret des événements, elle ne le trahit pas avant leur accomplissement, et même, lorsqu’ils sont passés, elle le garde encore souvent pour elle seule. Au contraire, il est dans l’esprit du poëte de nous trahir tous les secrets. Ses paroles abondantes nous les révèlent sinon toujours avant l’événement, du moins certainement pendant qu’il s’accomplit. L’homme puissant et vicieux, l’homme obscur et honnête, l’homme entraîné par les passions, le contemplateur paisible, tous portent leur cœur dans leur main ; souvent contre toute vraisemblance, tous sont parleurs et diserts ; il faut que le secret soit trahi, quand les pierres elles-mêmes devraient le publier ; et la matière inanimée joue son rôle et parle aussi. Les éléments, les phénomènes du ciel, de la terre, de la mer, le tonnerre, l’éclair, les bêtes sauvages élèvent leur voix ; ils n’apparaissent souvent que sous la forme d’images, mais contribuent toujours à l’éclaircissement de la situation, à l’explication d’un certain fait. Les trésors du monde civilisé doivent aussi apparaître ; les arts, les sciences, les métiers, les industries diverses, tout vient apporter son tribut. Les poëmes de Shakspeare sont un grand marché plein de vie. C’est à sa patrie qu’il doit cette richesse ; l’Angleterre, entourée de tous côtés par la mer, couverte de brouillards et de nuages, étendait déjà