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dit, j’espère cependant que vous ne dédaignerez pas cette expression sincère d’un cœur reconnaissant ; pendant que je travaillais à Carmagnola, si quelqu’un m’avait dit que Goethe lirait ma tragédie, cette récompense inespérée aurait été pour moi le plus grand des encouragements. Vous pouvez donc vous imaginer quelle a été mon émotion quand j’ai vu que mon travail, après avoir été l’objet d’un examen amical, recevait de vous devant le public un témoignage aussi bienveillant. Une pareille approbation avait encore plus de valeur pour moi que pour personne, et certaines circonstances la rendaient inappréciable. Qu’il me soit permis de vous dire pourquoi je vous dois une double reconnaissance.

Sans parler de ceux qui tournaient mon œuvre en ridicule, d’autres critiques, mieux disposés pour moi, voyaient tout à un point de vue entièrement différent du mien ; ils louaient ce qui avait peu d’importance pour moi, et me blâmaient d’avoir violé et ignoré les lois les plus connues de la poésie dramatique, lorsque je croyais au contraire que mon mérite consistait à les avoir étudiées avec le soin le plus persévérant et le plus scrupuleux. Le public ne louait que le chœur et le cinquième acte, et il semble que personne ne voulût voir dans cette tragédie ce que j’avais voulu y mettre ; je dus croire à la fin que j’avais poursuivi un but illusoire, ou du moins que je n’avais pas su l’atteindre. Quelques amis, dont j’apprécie hautement l’opinion, ne pouvaient pas me tranquilliser, car les communications de chaque jour que nous avions, l’accord qui régnait entre nous sur beaucoup de points, ôtaient à leurs paroles cette autorité que peut avoir une approbation venue de l’étranger, inattendue, due entièrement à son auteur. Dans cette cruelle et paralysante incertitude, quelle dut être ma joie et ma surprise quand j’entendis la voix du maître, quand j’appris qu’il n’avait pas cru indigne de lui de se rendre compte de mes intentions, quand je trouvai dans ses claires et lumineuses paroles l’idée mère qui m’avait inspiré ! Cette voix, m’excite à continuer avec joie mes travaux, et je me sens affermi dans cette conviction que le meilleur moyen de bien exécuter un ouvrage de l’esprit, c’est d’étudier attentivement la nature intime du sujet sans s’inquiéter de règles conventionnelles et des exigences passagères de la majorité des lecteurs. — Je dois confesser que la séparation des personnages en personnages historiques et personnages d’invention est ma faute seule ; elle est due à un penchant trop marqué pour la fidélité historique. Dans une œuvre nouvelle,