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avons dit combien son œuvre nous faisait plaisir ; qu’il nous soit permis de le prier de ne jamais tenir compte désormais d’une différence de ce genre. Pour le poëte, il n’y a pas de personnage historique ; il lui plaît de peindre le monde moral qu’il porte en lui, il fait à certains personnages du passé l’honneur de donner leurs noms à ses propres créations. Disons, à l’honneur de M. Manzoni, que du moins tous ses personnage sont coulés d’un seul jet, qu’ils soient réels ou fictifs. Ils représentent tous certaines idées politiques et morales ; ils n’ont pas de traits exclusivement individuels, mais cependant, et ce mérite est digne d’admiration, quoique chacun d’eux représente une certaine idée, ils vivent tous d’une vie si personnelle, si distincte, si originale, que si les acteurs reproduisent bien sur le théâtre la physionomie, l’esprit, la voix de ces êtres poétiques, ils auront tout à fait l’air d’être certains individus.

Arrivons au détail. On connaît assez le comte, il reste peu de chose à dire de lui. L’ancien principe des théoriciens : il faut que le héros tragique ne soit ni parfait ni exempt de défauts, se trouve respecté en lui. Sorti d’une existence grossière au sein de la nature, de la vie rude du berger, Carmagnola s’est élevé en combattant à un haut rang, dans lequel il ne veut obéir qu’à sa volonté, sans frein et sans lois. Il n’y a pas en lui trace de culture morale, il n’a pas même celle qui est nécessaire à l’homme pour ses propres intérêts. Il n’ignore pas les ruses de guerre, mais, lorsqu’il s’agit de poursuivre un but politique que l’on ne peut tout de suite apercevoir clairement, il ne sait pas montrer la souplesse apparente qui est nécessaire pour l’atteindre et s’y maintenir. Nous devons donner les plus grands éloges au poëte qui a su nous montrer si bien un guerrier incomparable succombant par suite de son ignorance politique. Semblable au navigateur téméraire qui mépriserait la boussole et la sonde, et qui ne voudrait pas même serrer les voiles au milieu de la tempête, son naufrage était inévitable. — Le poëte lui a donné un entourage qui lui est fortement attaché, pareil à l’armure étroite qu’un tel homme aime à sentir sur ses membres. Gonzague, âme tranquille, pure, habitué à combattre à côté du brave Carmagnola, sincère, préoccupé du salut de son ami, épie les dangers qui le menacent. Dans la troisième scène du quatrième acte, c’est une grande habileté d’avoir montré le héros Carmagnola, qui sent sa force, s’imaginant être plus prudent que son