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ouvrage au premier, sous le titre de Suite, Deuxième partie, etc. Cette fraude pieuse, connue dans les arts, a aidé à former le goût ; en effet, quel est l’amateur de médailles anciennes qui n’a pas de plaisir à rassembler la collection de fausses médailles, gravées par Jean Cavino ? Ces imitations trompeuses ne lui donnent-elles pas un sentiment plus délicat de la beauté des monnaies originales ?

M. Mérimée ne trouvera donc pas mauvais que nous le déclarions ici l’auteur du Théâtre de Clara Gazul et de la Guzla, et que nous cherchions même à connaître, pour notre plaisir, tous les enfants clandestins qu’il lui plaira de mettre ainsi au jour.

M. Mérimée est, en France, un de ces jeunes indépendants occupés à chercher une route qui soit vraiment la leur ; la route qu’il suit pour son compte est une des plus attrayantes ; ses œuvres n’ont rien d’exclusif et de déterminé ; il ne cherche qu’à exercer et à perfectionner son beau talent enjoué, en l’appliquant à des sujets et à des genres poétiques de toute nature.

Quant à cette Guzla, nous ne ferons qu’une remarque. Le poëte a laissé de côté, dans ses imitations, les modèles qui présentaient des tableaux sereins ou héroïques. Au lieu de peindre avec énergie cette vie rude, parfois cruelle, terrible même, il évoque les spectres, en vrai romantique ; le lieu où il place ses scènes est déjà effrayant ; le lecteur se voit, la nuit, dans des églises, dans des cimetières, dans des carrefours, dans des huttes isolées, au milieu de roches, au fond d’abîmes ; là se montrent souvent des cadavres récemment enterrés ; le lecteur est entouré d’hallucinations menaçantes qui le glacent ; des apparitions, et des flammes légères par des signes mystérieux veulent nous entraîner ; ici nous voyons d’horribles vampires se livrer à leurs crimes, ailleurs c’est le mauvais œil qui exerce ces ravages, et l’œil à double prunelle inspire surtout une terreur profonde ; en un mot, tous les sujets sont de l’espèce la plus repoussante. Mais cependant il faut rendre cette justice à l’auteur : il n’a épargné aucune peine pour bien se familiariser avec ce monde ; il a montré dans son travail une heureuse habileté, et s’est efforcé d’épuiser son sujet.