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très-variés, les envieux sont partis de là pour trouver en lui des côtés faibles. Ces esprits malveillants, qui ne reconnaissent que malgré eux la supériorité de l’esprit, aimeraient à enfermer tout homme distingué dans son talent comme dans une prison, et ils lui refusent le droit de conquérir l’instruction variée qui fait seule le bonheur. Ils ont toujours le même mot à la bouche : Dans l’intérêt de sa gloire, il n’aurait pas dû faire ceci, faire cela…… Comme si l’on ne travaillait que dans l’intérêt de sa gloire ! comme si entretenir des relations avec tous les hommes qui pensent comme nous, s’intéresser de toute notre âme à leurs œuvres, à leurs entreprises, ce n’était pas là ce qui donne à la vie sa plus haute valeur ! Cependant, ce n’est pas seulement chez les Français, qui vivent bien plus pour le dehors, mais c’est aussi chez les Allemands, qui savent pourtant bien apprécier le prix des choses purement intimes, que ces manières de juger se répandent ; si on obéissait à ces préjugés, écrivains et savants seraient bientôt partagés en corporations spéciales auxquelles il serait absolument interdit d’empiéter les unes sur les autres.


UN CARACTÈRE DE LA CRITIQUE FRANÇAISE AU xviiie SIÈCLE.

Les vues et le caractère de l’homme se révèlent avec une clarté parfaite dans les jugements qu’il prononce ; ses blâmes et ses éloges indiquent ce qui lui manque et ce qu’il désirerait posséder ; c’est ainsi, que sans s’en douter, chaque âge montre par ses paroles à quel degré de la vie il est parvenu. Il en est de même pour les nations. Leurs louanges et leurs blâmes sont l’expression de leur situation. Nous connaissons la terminologie critique des Grecs et des Romains ; que la liste qui va suivre aide à juger le siècle présent.

Les peuples, comme les individus, cherchent souvent leur point d’appui plutôt sur une tradition antique et étrangère que sur une tradition indigène, ils ne savent pas s’appuyer sur ce qu’ils ont fait par eux-mêmes ou par leurs pères ; cependant, un peuple ne peut vraiment juger le passé et le présent que s’il possède lui-même une littérature originale et indépendante.

On ne peut dire combien de services a rendu aux Anglais le libre esprit de Shakspeare, en les débarrassant de l’esclavage de