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veau lui-même dans le monde littéraire, apportant une œuvre nouvelle, sachant se concilier par sa modestie une bienveillance qu’on lui accorde d’autant plus facilement qu’il n’aspire pas à la couronne suprême, mais semble seulement éveiller des espérances ; que l’on suppose un public, comme toujours, esclave de l’impression du moment, qui considère un nom nouveau comme une page blanche sur laquelle il peut, à son gré, écrire une grâce ou une condamnation ; que l’on suppose enfin une pièce écrite avec quelque talent, jouée par d’excellents acteurs ; comment une pareille œuvre dans de semblables circonstances ne serait-elle pas applaudie ? Elle l’est, en effet, et la pièce et l’auteur ont dès lors une certaine réputation. Si ce premier essai ne réussit pas la persévérance finira par conquérir un succès. L’histoire du Théâtre-Français le prouve. On voit donc qu’il est possible à tout auteur de se faire applaudir, mais ce qui lui est impossible, c’est de conserver toujours la faveur de la foule. Si le génie s’épuise, le talent s’use encore plus vite ; le public remarque rapidement ce que l’auteur ne sent pas ; une jeunesse nouvelle apparaît, et tout ce que l’on trouvait intéressant parait vieux et suranné. L’écrivain alors qui ne renonce pas à produire ressemble à une femme qui ne veut pas dire adieu à des charmes disparus. Telle fut la triste situation de Marivaux. Sa destinée était celle de tout le monde, et il ne put la supporter ; il devint chagrin et injuste ; et Diderot, dans le Neveu de Rameau, l’a raillé sur ce ridicule.

Dorat. — Écrivain fécond, agréable surtout dans ses poésies légères, moins heureux dans ses grands poëmes sérieux et surtout dans les pièces de théâtre. — Le charme puissant par lequel le théâtre attire les spectateurs, attire aussi vers lui maint auteur sans vocation dramatique. Chez toutes les nations, le nombre des écrivains qui veulent jouir du bonheur de voir leurs créations sur la scène, dépasse toute proportion raisonnable ; indépendamment de la satisfaction intime, la représentation donne aussi au nom de l’auteur une célébrité rapide et universelle ; il ne faut en vouloir à personne de poursuivre avec ardeur de pareils avantages. Si ce désir violent de travailler pour le théâtre est devenu comme une épidémie chez les Allemands, qui sont plus calmes et plus repliés sur eux-mêmes, on conçoit sans peine que le Français, qui ne compte pas la vanité, même excessive, pour un défaut, soit poussé nécessairement et sans qu’il puisse résister, vers une