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en même temps, il y avait dans toutes ses œuvres des défauts frappants. Dès sa jeunesse, il avait marché en dehors des routes habituelles ; un poème, fortement licencieux, l’avait forcé à fuir de sa ville natale, et, pendant neuf ans, pour vivre à Paris, il avait été réduit aux expédients. Jamais il ne put démentir sa nature indisciplinée ; ses vives saillies, qui trahissaient souvent son caractère tout personnel ; ses épigrammes mordantes, l’esprit et la gaieté, qui toujours étaient à ses ordres, lui donnèrent une telle valeur aux yeux de ses contemporains qu’il put, sans paraître ridicule, se comparer à Voltaire, qui lui était pourtant si supérieur, et se poser, non pas seulement comme son adversaire, mais comme son rival. Mais, malgré tout le bien que les Français pouvaient dire de leur Piron, tous les jugements qu’ils portaient sur lui se terminaient, inévitablement, par le refrain que Diderot a cité comme une formule consacrée : « Quant à tout ce qui touche au goût, Piron n’en a pas la moindre idée. »

Poinsinet. — Dans la littérature, comme dans la société, on rencontre de petits personnages bizarres, comiques, qui, doués d’un certain talent, savent se pousser, s’insinuer, mais qui se voient sans cesse l’objet de plaisanteries à cause de la facilité que l’on trouve à les abuser. Tout en étant dupes, ces personnes ne restent pas en arrière : elles continuent leur existence active ; leur nom est connu, on les accueille bien ; leurs mésaventures ne les déconcertent pas ; elles les considèrent toujours comme des accidents passagers et ne pensent qu’à en tirer des avantages pour l’avenir. Tel est le rôle que joue Poinsinet dans le monde littéraire français. C’est à peine si l’on peut croire toutes les mystifications auxquelles on l’a soumis ; sa mort même, en Espagne, prête au ridicule comme sa vie entière, et cette fin rappelle ces pièces d’artifice qui font surtout du bruit au moment même où elles s’éteignent.

Marivaux. — L’histoire de la réputation de cet écrivain, conquise, puis perdue, est l’histoire de beaucoup d’autres renommées, et surtout de renommées de poètes dramatiques français.

Il y a un très-grand nombre de pièces qui, dans leur temps, ont été très-bien accueillies et dont la critique française ne peut parvenir à s’expliquer le succès. La chose est pourtant bien simple. La nouveauté a un charme très-grand, uniquement à titre de nouveauté. Que l’on suppose maintenant un jeune homme, nou-