Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/389

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

talents, pendant qu’il prônait les médiocres. L’homme qui, par manque d’intelligence ou de conscience, rabaisse l’excellent, est toujours disposé à relever d’autant la vulgarité, qu’il touche de près ; il se ménage ainsi un bel élément de médiocrité sur lequel il peut se donner le plaisir de régner à son aise ; ce genre de niveleurs se rencontre surtout dans les littératures encore en voie de fermentation ; chez les peuples d’un caractère doux, qui cherchent plutôt dans les sciences et dans les arts les qualités moyennes et convenables que les qualités éclatantes, ils arrivent à exercer une grande influence[1]. Mais la spirituelle nation française sut bientôt percer à jour Fréron ; Voltaire ne contribua pas peu à faire tomber l’illusion en combattant son ennemi avec des moyens parfois peu louables, mais toujours spirituels. Il n’y eut pas un faible du journaliste qui ne fut relevé, il mit en œuvre contre lui tous les genres de poésie et toutes les formes du style ; il le porta même et le fit rester sur la scène sous le nom de Frélon, dans la comédie l’Écossaise. Voltaire, en cette circonstance, comme en tant d’autres, dépassa tout ce que l’on pouvait attendre ; ses plaisanteries, sans cesse renaissantes, surprenaient et charmaient toujours le public ; en même temps que Fréron, il attaqua, avec le journaliste, tous ses favoris, et le ridicule qu’il amassait sur eux, il le rejetait sur la tête de leur protecteur, qui vit ainsi toutes ses prétentions déjouées. Fréron perdit tout son crédit, même celui qu’il avait le droit d’espérer, car le public, comme les dieux, aime à se ranger du côté des vainqueurs. La figure de Fréron s’est trouvée ainsi si altérée, si effacée, que la postérité a quelque peine à se rendre un compte exact de ce que cet homme a fait et de ce qui lui manquait réellement.

Piron. — Piron était un homme de société des plus spirituels et des plus remarquables ; et dans ses écrits perce encore le ton enjoué et libre, aimable et vif de la conversation du monde. Les critiques français prétendent qu’on n’a pas été assez sévère dans le choix de ses œuvres publiées ; on aurait dû, disent-ils, condamner bien des choses à l’oubli. Lorsqu’on pense à l’énorme masse de livres insignifiants qui sont la propriété de la postérité et qu’aucun bibliothécaire n’a cependant le droit de supprimer, cette exclu-

  1. Goethe pense évidemment à l’Allemagne, à Nicolaï et à ses aventures de jeunesse.