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nous puissions éprouver pour lui, c’est du mépris, de la haine même ; mais nous nous sentons un peu adoucis en apercevant en cet homme un musicien qui ne manque pas de talent, et dont l’imagination fantastique bâtit des plans intéressants.

Au point de vue de la composition poétique, c’est aussi un grand avantage d’avoir ainsi représenté toute la race des parasites ; car ce personnage n’est plus seulement un pur symbole, il devient un individu, une certaine personne ; c’est un Rameau, c’est le neveu du grand Rameau qui vit et agit sous nos yeux.

Tout homme intelligent, en lisant et en relisant ce livre, apercevra l’habileté extrême avec laquelle s’entremêlent les fils disposés par l’auteur au début de son œuvre ; il admirera la variété des entretiens, et l’art avec lequel cette peinture si générale, l’opposition d’un coquin et d’un honnête homme, est tout entière tracée à l’aide de traits empruntés à la vie parisienne. L’œuvre est aussi remarquable par le détail que par la conception première. C’est même avec un dessein marqué que l’auteur se permet ces hardiesses impudiques que nous ne répéterons pas après lui[1]. Puisse le possesseur de l’original français le publier bientôt, pour que nous admirions sous sa vraie forme cette œuvre classique d’un homme remarquable aujourd’hui disparu du milieu de nous[2].

Il n’est pas inutile de préciser ici l’époque à laquelle a paru ce livre. On y parle de la comédie de Palissot, les Philosophes, comme d’une œuvre toute récente. Cette comédie fut jouée, à Paris, le 2 mai 1760.

L’effet que cette satire publique, personnelle, produisit, dans cette ville si animée, sur les amis et les ennemis des philosophes, fut considérable. Nous avons vu aussi, en Allemagne, de pareilles attaques contre des écrivains, lancées soit dans des brochures, soit sur le théâtre. Mais sans céder à une irritation momentanée,

  1. Dans la traduction que Goethe a donné du Neveu de Rameau, il a supprimé ou modifié un certain nombre de passages trop libres.
  2. Il ne faut pas croire que Goethe a eu pour Diderot une admiration sans réserve. Dans ses Annales, il dit, à propos même du Neveu de Rameau : « J’avais toujours été vivement épris, non pas des opinions et de la manière de penser de Diderot, mais de sa manière d’écrire ; je ne croyais guère avoir vu une œuvre plus audacieuse et plus contenue, plus pleine d’esprit et d’impudence, plus immoralement morale que le Neveu de Rameau ; je me décidai donc très-volontiers à le traduire… » etc.