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les Soirées de Neuilly et les Scènes contemporaines[1]. Après avoir lu ces ouvrages, je crois que l’on partagera les vues exprimées plus haut.

Il en est des révolutions littéraires comme des révolutions politiques ; on va tour à tour en avant et en arrière, et, cependant, peu à peu, on avance de quelques pas. Victor Hugo est un de ces jeunes indépendants, qui, avec toute leur indocilité, finiront un jour par recevoir un enseignement de leurs propres travaux et de leur propre expérience. Il a dépensé un beau talent à écrire un grand drame historique qui ne peut se jouer ; son Cromwell montre des qualités d’une grande valeur. Il met là en discussion bien des questions sur lesquelles l’accord se fera plus tard. Les événements historiques présentés sous forme de drame, que je citais tout à l’heure, sont écrits en prose, et la prose, en effet, permet au poème de rester plus près de la vie réelle ; Cromwell, au contraire, est de nouveau écrit en alexandrins. Il faut donc croire que l’alexandrin se conservera et doit se conserver sur la scène française. Pour moi, je conseillerais à un poëte dramatique de réserver ce mètre pour les passages les plus importants, là où il y a de grands sentiments à exprimer ; pour le reste, selon la situation, selon les caractères, selon les idées et les sentiments, j’emploierais des mètres variées ; c’est ainsi que Shakspeare se sert tantôt de l’ïambe, tantôt de la prose. Si l’on veut se débarrasser des vieux préjugés, sans détruire ce que les habitudes d’autrefois avaient en elles de vraiment bon et de conforme à la nature des choses, on fera bien d’étudier les pièces les plus anciennes. Aujourd’hui les règles sont immuables, parce qu’elles sont pétrifiées de vieillesse ; mais alors elles étaient encore jeunes, pleines de vie, et, par suite, mobiles et flexibles. Regardez le Cid, de Corneille ; il a suivi son modèle espagnol, mais avec retenue et modération, et il a su, suivant les scènes, introduire dans les vers des changements de mesure qui font très-bon effet. Et n’est-on pas déjà habitué à ces changements par les opéras de Quinault ? Est-ce que Molière n’a pas usé de toutes les libertés de versification dans ses pièces de circonstance et dans les pièces écrites pour les fêtes du roi ? Est-ce que Voltaire, dans son Tancrède, n’a pas déjà employé les rimes croisées ? Il l’a fait, non

  1. Le premier de ces ouvrages est de MM. Dittmer et Cavé ; le second de MM. Loève-Weimar, Vanderburg et Romieu. — Le Globe avait publié des extraits de ces comédies, imitées du Théâtre de Clara Gazul.