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dans les douleurs royales que peint Racine, dans les grands événements historiques que peint Voltaire ; à la place de cet héroïsme, se glissèrent peu à peu les émotions du sentiment intime ; on désira dès lors voir sur le théâtre un jeu plus libre et l’intérêt fut cherché dans le sujet même des pièces.

Le Français ne veut qu’une crise ; cette vue pénétrante de Napoléon indique que la nation était habituée à ne voir sur le théâtre qu’une action simple, bien définie, bien claire ; c’était là une espèce d’étiquette, que l’on ne voulait pas laisser tomber, parce que, tout en reconnaissant qu’elle restreignait l’esprit du poëte, on la trouvait, à certains points de vue, commode. Le Français, à sa vivacité, joint un extrême amour-propre, qui maintient toujours dans son âme certains goûts aristocratiques, et, sur la scène, les noms d’Achille, d’Agamemnon, lui semblaient aussi respectables que ces noms illustres de la noblesse, qui lui rappelaient de grands faits de son histoire. Aller s’asseoir au théâtre, jouer mentalement le rôle du souffleur, murmurer tout bas les passages célèbres, c’était, pour beaucoup de spectateurs, célébrer une espèce particulière de culte, et, pendant qu’ils s’abandonnaient à ces pieux devoirs, ils oubliaient qu’ils s’ennuyaient de tout cœur.

Cependant, de nos jours, devait s’éveiller le besoin de voir sur la scène un spectacle plus significatif, des caractères plus universels, des événements historiques d’un plus grand intérêt. Tout homme qui a assisté à la Révolution se sent attiré vers l’histoire ; son regard, en contemplant le présent, voit reparaître, avec de vives couleurs, des scènes du passé. En Allemagne, nous en sommes toujours à la lutte entre la noblesse et la bourgeoisie (quoique, depuis longtemps, nos formes constitutionnelles aient fait disparaître ce conflit, et que chacun, à son rang, puisse aujourd’hui vivre avec honneur). Les Français sont préoccupés de l’histoire de leur patrie, histoire à la vérité très-remarquable par les hommes et par les événements ; ils s’efforcent, par la puissance magique de l’art, de ressusciter ces âmes éteintes. Ces premiers essais ne sont pas définitifs ; les drames publiés jusqu’à présent sont écrits dans une forme facile et très-libre ; ils retracent l’ensemble de l’histoire depuis les temps les plus anciens jusqu’à l’époque moderne ; tout poëte dramatique doit connaître ces travaux. J’indiquerai la Journée des Barricades, les États de Blois, que suivra la Mort de Henri III. Je recommanderai aussi