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sualisme et le spiritualisme, à établir l’accord entre la réalité et l’idéal, à perfectionner ainsi les pensées et les actions de l’homme. Cette tentative qu’elle hasarde, et les promesses qu’elle fait de réussir dans son œuvre, cela suffit pour lui gagner des partisans et des admirateurs.

— Quand je cherche à résumer mes pensées sur la littérature française contemporaine, je suis toujours ramené à Bernardin de Saint-Pierre, qui publia Paul et Virginie en 1789. Ce roman idyllique eut alors une grande influence, et on le relira toujours avec plaisir, quoiqu’il soit difficile, après tant d’années et tant de changement dans les idées, de se rendre un compte bien net de ce qu’il apportait de nouveau et de ce qui lui manquait. Écrit peu de temps avant la Révolution, l’intérêt de sa fable repose sur les discordances douloureuses qui, dans les états modernes, existent entre la nature et la loi, entre le cœur et les usages, entre les désirs et les préjugés ; ces inégalités, tout en se nivelant peu à peu, sont une source de tourments et l’étaient plus encore à cette époque.

Deux mères dans la misère se réfugient avec un fils et une fille dans un pays éloigné ; là, elles mènent une douce existence idyllique ; cette existence est troublée, et enfin anéantie. Au milieu des scènes de terreur et d’espérance, de bonheur et de mort, l’auteur sait assez adroitement introduire des réflexions didactiques sur tout ce qui opprimait alors les hommes en France ; les abus qu’il condamne sont précisément ceux qui ont amené la convocation des notables, des états généraux, et enfin une révolution complète dans le royaume. L’ouvrage est écrit dans un excellent esprit de bienveillance qui s’est longtemps maintenu pendant la révolution française.

Bernardin de Saint-Pierre était aimé et estimé des frères du premier Consul, et le premier Consul même était bien disposé pour lui. Le récit qu’il nous donne de ses relations avec ces intéressants personnages nous surprend en nous montrant que, malgré un travail politique pour ainsi dire surhumain, cette famille conservait toujours certains penchants pour la littérature et pour les travaux de l’ordre moral. La grande épopée du grandiose Lucien et tout ce qu’a laissé la plume de Louis, cet homme d’une noblesse d’âme si profonde, nous donnent des preuves frappantes de ces penchants.

— À côté de Bernardin de Saint-Pierre, nous rencontrons