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bres trop riches de sève, qui poussent une foule de gourmands, ils ont une abondance de pensées et de sentiments dont ils ne sont pas maîtres, de telle façon qu’ils savent rarement se limiter et s’arrêter là où il le faudrait. Cela s’applique aussi à madame de Bechtolsheim. Pour conserver une rime, elle avait ajouté un vers qui nuisait à la poésie et qui même en détruisait tout l’effet. Je vis ce défaut dans le manuscrit, et je n’ai pas pu l’indiquer à temps. Il faut être vieux dans le métier, dit-il en riant, pour s’entendre aux ratures. Schiller y excellait. Je le vis une fois, pour son Almanach des Muses, réduire une pompeuse poésie de vingt-deux strophes à sept, et cette terrible opération n’avait rien fait perdre à l’œuvre ; au contraire, sept strophes contenaient encore toutes les pensées bonnes et frappantes des vingt-deux. »

Lundi, 19 avril 1830.

Goethe m’a parlé de la visite de deux Russes, qui sont venus chez lui aujourd’hui. « C’étaient deux très-beaux hommes, mais l’un d’eux ne s’est pas montré précisément aimable, car pendant toute la visite il n’a pas dit un mot. Il entra, s’inclina silencieusement, n’ouvrit pas les lèvres, après une demi-heure s’inclina de nouveau sans mot dire et partit. Il semblait n’être venu que pour me regarder et m’observer. J’étais assis en face de lui, il ne détachait pas ses regards de moi. Cela m’ennuyait, alors je me mis à dire à tort et à travers toutes les folies qui me passaient par la tête. Je parlais, je crois, des États-Unis, j’ai dit au hasard ce que je savais, ce que je ne savais pas, mais cela paraissait plaire à mes étrangers, car ils m’ont quitté en apparence très-satisfaits[1]. »

  1. Eckermann partit le 22 avril pour l’Italie avec le fils de Goethe. Il