Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la plus grande politesse et le tact le plus fin. Je passai avec lui une très-bonne soirée. Car lord Bristol, tout grossier qu’il pouvait être, était un homme d’esprit, un homme du monde, tout à fait capable d’entrer dans les idées les plus variées. À mon départ, il me fit la conduite, et un de ses abbés, sur son ordre, me reconduisit encore. Quand je fus dans la rue avec cet abbé, il s’écria : monsieur de Goethe, comme vous avez bien parlé, comme vous avez plu à mylord et comme vous avez bien trouvé le secret d’aller jusqu’à son cœur ! Avec moins de verdeur et de fermeté, vous ne rentreriez pas chez vous aussi content de votre visite ![1] »

« Vous avez eu à en endurer de toutes façons pour votre

  1. Cette anecdote en rappelle une autre racontée à Falk. Gœthe, en 1810, se trouva à Tœplitz avec le roi Louis de Hollande, frère de Napoléon. Le roi ayant choisi pour demeure une maison dans laquelle Goethe habitait, celui-ci voulut la quitter et la laisser tout entière à la disposition du roi, mais le roi ne le souffrit pas, et le poëte et le souverain habitèrent pour ainsi dire ensemble ; leurs chambres se touchaient. Goethe a fait un très-bel éloge du roi Louis, qu’il aimait beaucoup, et dont il admirait extrêmement la rare bonté, la douceur exquise et la piété éclairée. Mais un jour, il trouva auprès de lui un certain docteur, qui montrait des idées catholiques d’une grande intolérance, et parlait parfois de « l’Église, hors de laquelle il n’y a pas de salut, » expression que le roi, au contraire, n’employait jamais. « Dans ces circonstances, dit Goethe, je tâchais autant que possible de me contenir, mais une fois, après une série de capucinades de ce docteur sur le danger actuel des livres et de la librairie, je ne pus m’empêcher de lui servir cette réponse : « Si on veut parler de danger, il est hors de doute, au point de vue de l’histoire du monde, que le plus dangereux de tous les livres, c’est la Bible, car il n’y a pas de livre ayant influé sur le développement de l’humanité, qui ait répandu autant de bien et autant de mal que celui-là ! » Après avoir prononcé ce discours, je fus un peu effrayé de ce que j’avais dit, car je croyais que la mine en éclatant avait frappé à droite aussi bien qu’à gauche. Heureusement il en fut tout autrement. Je vis bien le docteur, à mes paroles, pâlir et rougir d’effroi et de colère, mais le roi conserva la douceur et le ton amical qu’il ne quittait jamais, et il dit seulement comme en plaisantant : « Cela perce quelquefois, que M. de Goethe est hérétique. »