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tout à coup il se met à réciter les plus belles sentences grecques. On était très-surpris, puisque cet homme, d’une condition vulgaire, ne savait pas un mot de grec, et on criait miracle ; déjà les gens habiles commençaient à tirer parti de cette crédulité des fous, quand, malheureusement, on découvrit que ce vieillard, dans sa première jeunesse, avait été forcé d’apprendre par cœur des morceaux de grec, pour servir d’aiguillon à un enfant de grande famille. Il avait appris ces morceaux classiques comme une machine, sans les comprendre ; il n’y avait plus pensé depuis cinquante ans, jusqu’à ce qu’enfin, dans sa dernière maladie, cet amas de mots se réveillât et s’animât de nouveau. »

Goethe revint encore avec la même malice et la même ironie sur l’énorme traitement du haut clergé anglais, et il raconta une aventure qui lui était arrivée avec lord Bristol, évêque de Derby.

« Lord Bristol, dit-il, passa par Iéna ; il désira faire ma connaissance ; je lui rendis donc visite. Il lui plaisait, à l’occasion, d’être grossier ; mais, quand on l’était autant que lui, il devenait fort traitable. Dans le cours de la conversation, il voulut me faire un sermon sur Werther, et me mettre sur la conscience d’avoir par ce livre conduit les hommes au suicide. Werther, dit-il, est un livre tout à fait immoral, tout à fait damnable. — Halte-là ! m’écriai-je ; si vous parlez ainsi contre le pauvre Werther, quel ton prendrez-vous contre les grands de cette terre, qui, dans une seule expédition, envoient en campagne cent mille hommes, sur lesquels quatre-vingt mille se massacrent et s’excitent mutuellement au meurtre, à l’incendie et au pillage ? Après de pareilles horreurs, vous remerciez Dieu et vous chantez un Te Deum ! — Et puis,