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d’une conversation pleine d’ironie dédaigneuse et d’humeur méphistophélique de la part de Goethe.

« Voilà Sœmmering mort, dit-il ; il avait à peine soixante-quinze ans. Pauvres hommes, qui n’ont pas le courage de durer plus longtemps ! J’aime mon ami Bentham, ce vieux fou radical ; à la bonne heure, il se soutient bien, et cependant il est encore de quelques semaines plus âgé que moi. »

« On pourrait ajouter, dis-je, qu’il vous ressemble encore en ce point, qu’il travaille toujours avec toute l’activité de la jeunesse. »

« Cela peut être, mais nous sommes aux deux extrémités de la chaîne ; il veut renverser, et moi je veux conserver et bâtir. À son âge, être aussi radical, c’est le comble de toute folie. »

« Je crois, dis-je, que l’on peut distinguer deux espèces de radicalisme. L’un, pour bâtir plus tard, veut d’abord faire place nette et tout abattre ; l’autre se contente d’indiquer les parties faibles et les défauts d’un gouvernement, dans l’espérance d’arriver au bien sans employer les moyens violents. Né en Angleterre, vous auriez certes été un radical de cette dernière espèce. »

— « Pour qui me prenez-vous ? me dit Goethe, qui se donna alors tout à fait la mine et le ton de son Méphistophélès. Moi, j’aurais cherché les abus, je les aurais découverts, fait connaître, moi, qui en aurais vécu ! Né en Angleterre, j’aurais été un duc opulent, ou bien mieux, un évêque avec 30 000 livres sterling de revenu ! »

— « Très-bien, répondis-je, mais si par hasard vous n’étiez pas tombé sur le gros lot, mais sur un billet blanc ? Il y a une infinité de billets blancs. »

— « Mon cher ami, tout le monde n’est pas fait pour