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ment et à loisir son plat favori, en restant complètement étranger aux affaires, à la patrie, à la nation ; toutes nos infortunes et toutes nos hontes reviendront, si nous retournons à notre vie inerte, et si nous montrons l’indifférence de ce brave bourgeois que j’entendais il y a quelques mois, en passant dans une rue d’Iéna, dire à son voisin : « Eh bien, voisin, comment allons-nous ? Bien Les Français sont partis ; nos chambres maintenant sont bien nettoyées, et les Russes peuvent arriver quand ils voudront. » — Je continuai à parler des événements décisifs qui s’étaient passés, du réveil de la nation allemande, des proclamations des princes, de la patrie, de la liberté, de la nécessité de jeter maintenant les bases d’un meilleur avenir, du devoir sacré de tout homme de travailler selon sa position, selon ses forces, à l’œuvre du salut commun.

Goethe restait assis, conservant un grand calme. Enfin, avec un léger sourire, il leva la main droite. Je me tus. Et Goethe aussitôt se mit à parler avec une voix d’une douceur extraordinaire, qui de temps en temps prenait un accent un peu ému. Il parla sans interruption et assez longtemps. Je ne peux répéter qu’une partie de ses paroles, mais je dois dire que plus d’une fois mon âme ressentit un saisissement profond qui était dû, non pas tant à ses paroles qu’à sa manière de parler, au ton de sa voix, à l’expression de son visage, au geste de ses mains. — « Je vous ai écouté tranquillement jusqu’au bout et avec grand plaisir, dit-il. Vous vous êtes un peu emporté, et ce n’était pas nécessaire, car à coup sûr vous ne pouvez pas croire avoir exprimé des idées qui me soient nouvelles et inconnues. Je ne parle sur ces sujets qu’avec une grande, une très-grande répugnance ; et soyez