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de moi. Je le sais bien, il y a beaucoup de gens à qui je suis comme une épine dans l’œil ; ils aimeraient bien être débarrassés de moi, et comme on ne peut plus maintenant attaquer mon talent, on s’en prend à mon caractère. Tantôt je suis fier, tantôt égoïste, tantôt plein d’envie contre les jeunes talents, tantôt enfoncé dans la sensualité, tantôt sans christianisme, et enfin sans aucun amour pour ma patrie et pour mes chers Allemands. Vous me connaissez depuis des années et vous savez tout ce qu’il en est ; mais voulez-vous voir ce que j’ai souffert, lisez mes Xénies, et vous jugerez, par mes réponses, de toute l’amertume que l’on a cherché à répandre dans mon existence. Écrivain allemand, martyre allemand ! Oui, mon bon ! vous ne trouverez rien autre chose. Moi, je peux à peine me plaindre ; tous les autres ont eu le même sort, même un sort pire, et c’est en Angleterre, en France, tout comme chez nous. Quelles souffrances n’a pas endurées Molière ! et Rousseau ! et Voltaire ! Byron a été chassé d’Angleterre par les mauvaises langues, et il aurait fui enfin à l’extrémité du monde, si une mort prématurée ne l’avait délivré des Philistins et de leur haine !

« Et encore, si les hommes supérieurs n’avaient à souffrir que les attaques de la masse des gens bornés ! mais non ! les hommes de talent s’attaquent entre eux : Platen tourmente Heine, et Heine Platen[1] ; chacun cherche à se rendre odieux aux autres, et pourtant, le monde est assez grand, assez vaste pour que chacun puisse vivre et travailler en paix, et chacun a déjà dans son propre talent un ennemi qui l’inquiète assez.

  1. Allusion à l’Œdipe romantique et à certains passages des Tableaux de voyage.