Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/21

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cependant jamais entièrement le corps, et il est bien différent de sentir en lui un allié ou un adversaire. J’ai eu dans ma jeunesse un temps ou je pouvais exiger de moi chaque jour la valeur d’une feuille d’impression, et j’y parvenais sans difficulté. J’ai écrit le Frère et la Sœur[1] en trois jours ; Clavijo, comme vous le savez, en huit. Maintenant je n’essaye plus de ces choses-là, et cependant, même dans ma vieillesse la plus avancée, je n’ai pas du tout à me plaindre de stérilité ; mais ce qui dans mes jeunes années me réussissait tous les jours et au milieu de n’importe quelles circonstances, ne me réussit plus maintenant que par moments et demande des conditions favorables. Il y a dix ou douze ans, dans ce temps heureux qui a suivi la guerre de la Délivrance[2], lorsque les poésies du Divan me tenaient sous leur puissance, j’étais assez fécond pour écrire souvent deux ou trois pièces en un jour, et cela, dans les champs, ou en voiture, ou à l’hôtel ; cela m’était indifférent. — Mais maintenant, pour faire la seconde partie de mon Faust, je ne peux plus travailler qu’aux premières heures du jour, lorsque je me sens rafraîchi et fortifié par le sommeil, et que les niaiseries de la vie quotidienne ne m’ont pas encore dérouté. Et cependant, qu’est-ce que je parviens à faire ? Tout au plus une page de manuscrit, dans le jour le plus favorisé, mais ordinairement ce que j’écris pourrait s’écrire dans la paume de la main, et bien souvent, quand je suis dans une veine de stérilité, j’en écris encore moins ! »

  1. De Jery et Bately, on a fait le Chalet. Dans le Frère et la Sœur, il y a aussi un charmant opéra-comique qu’un de nos compositeurs devrait tâcher de rendre aussi populaire que Jery et Bately.
  2. Terme consacré en Allemagne pour désigner les guerres de 1814-15.