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ainsi possibles, par la suite des temps, un Munster de Strasbourg, un Dôme de Cologne, était aussi un génie, car ses pensées ont conservé toujours une force fécondante, et elles exercent leur action même sur l’heure présente. Luther était un génie de la grande race ; voilà déjà longtemps qu’il agit, et on ne peut pas désigner le jour dans l’avenir où il perdra sa force fécondante. Lessing repoussait de son nom le grand titre d’homme de génie[1], mais la durée de son influence témoigne contre lui-même. En sens inverse, nous avons en littérature d’autres écrivains, et de très-considérables, qui, pendant leur vie, ont été tenus pour des génies, mais dont l’influence a cessé avec leur vie ; ils étaient donc moins grands qu’eux-mêmes et que d’autres ne le pensaient. Car, je le répète, il n’y a pas génie là où il n’y a pas puissance durable de création. — L’affaire, l’art, le métier de l’individu importe peu ; tout se vaut. Que l’on montre son génie dans la science, comme Oken et Humboldt ; dans la guerre et l’administration des États, comme Frédéric, Pierre le Grand et Napoléon, ou que l’on fasse une chanson comme Béranger, tout cela se vaut ; il s’agit seulement de savoir si la pensée, l’aperçu, l’action vivaient et pouvaient continuer à vivre.

« Et j’ajouterai : ce n’est pas la quantité de productions ou d’actions dues à un homme qui en fait un homme fécond. Nous avons en littérature des poëtes que l’on tient pour très-féconds parce qu’ils font paraître volume de poésies sur volume de poésies. Selon moi, ces gens-là sont tout à fait stériles, car ce qu’ils ont fait

  1. On se rappelle son avertissement si clair : « Je donnerai un soufflet qui en vaudra deux à qui m’appellera un génie. »