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« — Votre comparaison rend très-bien ma pensée. Représentez-vous, dit-il en souriant, une feuille bien dentelée, bien étendue ; voudrait-elle quitter son état de libre développement pour revenir à son ancien état si obscur, si borné de cotylédon ? Et ce qui est très-joli, c’est que nous avons une plante qui peut servir de symbole à l’âge le plus avancé, car au delà de la période de la fleur et du fruit, ne produisant plus, elle continue à croître vigoureusement. — Ce qu’il y a de fâcheux dans la vie, c’est qu’on est arrêté par de faux penchants, et on ne les aperçoit que lorsqu’on s’en est déjà débarrassé. » — « Comment peut-on voir et savoir qu’un penchant est faux ? » — « Un faux penchant est infécond, et s’il produit quelque chose, cela ne vaut rien. Le voir chez les autres n’est pas difficile, mais le voir en soi, c’est tout différent, et cela demande une grande indépendance d’esprit. Et même nous pouvons le voir sans profiter de notre perspicacité ; on hésite, on doute, on ne se décide pas, absolument comme on a de la peine à se séparer d’une jeune fille que l’on aime, malgré les preuves répétées que l’on peut avoir de son infidélité. Je parle ainsi en pensant de nouveau au nombre d’années qui m’a été nécessaire pour apercevoir que mon penchant pour les arts du dessin était faux, et au nombre d’années qu’il m’a fallu encore après ce moment pour me séparer d’eux. »

« — Cependant ce penchant, dis-je, vous a été si avantageux de tant de manières qu’on ne peut guère l’appeler un faux penchant. » — « Oui, j’ai gagné en pénétration, dit Goethe, aussi je peux être tranquille de ce côté. C’est là ce que l’on gagne avec les faux penchants. Celui qui, sans avoir le talent suffisant, s’occupe de musique, ne sera jamais un maître, mais il apprendra à reconnaître et à