Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/144

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ignore d’où elle vient, où elle va, qui sait peu du monde, et qui sur elle-même sait moins que sur tout le reste. Je ne me connais pas, et que Dieu me préserve de me connaître. Je dis tout cela parce que c’est en Italie, à quarante ans, que j’ai eu assez de pénétration et que je me suis connu assez bien pour reconnaître que je n’avais aucun talent pour les arts plastiques, et que mes penchants pour ces arts étaient faux. Quand je faisais un dessin, je ne poursuivais pas d’assez près le corps même des objets ; je craignais pour ainsi dire de laisser les choses faire impression sur moi ; tout ce qui manquait d’énergie, tout ce qui était médiocre me convenait davantage. Si je faisais un paysage, j’hésitais toujours à donner aux premiers plans toute leur vigueur pour les distinguer des lointains et des plans intermédiaires, aussi mon dessin n’avait jamais son effet vrai. De plus, je ne faisais aucun progrès ; si je ne m’exerçais pas constamment, si je cessais un peu, j’étais obligé de recommencer tout. Cependant je n’étais pas tout à fait sans talent, surtout dans le paysage, et Hackert[1] me disait souvent : « Si vous voulez rester dix-huit mois avec moi, vous produirez quelque chose qui fera plaisir et à vous et aux autres. »

« — Mais, dis-je, comment reconnaitra-t-on que l’on a un vrai talent pour les arts du dessin ? »

« — Le talent réel, dit-il, possède un sens inné de la forme, des proportions, de la couleur, de telle sorte qu’en très-peu de temps quelques leçons suffisent pour qu’il sache tout ce qu’il faut sur ces points. Mais surtout il désire rendre sensibles les corps et les mettre en relief par la lumière. Même quand il ne travaille pas,

  1. Peintre allemand qui a vécu en Italie. Goethe a écrit sa vie.