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On y voit combien alors il se donnait de mal pour délivrer la poésie de sentiment de toute trace de poésie naïve. Mais il ne savait sur quoi faire reposer cette poésie particulière qu’il cherchait, et il s’engageait ainsi dans d’inextricables embarras. » Et en souriant, Goethe ajoutait : « Comme si la poésie sentimentale[1] pouvait se passer d’un fond d’impressions naïves, d’où pour ainsi dire elle jaillit. Mais écrire sans trop avoir conscience de soi, et comme poussé par l’instinct, ce n’était pas possible à Schiller ; il faisait tout par réflexion ; aussi il ne cessait de parler partout de ses projets de poésies, et nous avons eu des conversations sur chaque scène de ses dernières pièces. Au contraire il était tout à fait contre ma nature de parler avec quelqu’un des plans poétiques que je méditais, fût-ce même avec Schiller. Je méditais tout en silence et, en général personne ne voyait rien tant que je n’avais pas tout fini. Lorsque je donnai à Schiller Hermann et Dorothée tout terminé, il était émerveillé, car je n’avais pas auparavant prononcé une syllabe qui pût lui faire soupçonner que j’eusse par-devant moi quelque chose de pareil[2]. Je suis curieux de voir ce que vous direz demain à Wallenstein ! Vous verrez de grandes figures, et la pièce vous fera une impression que probablement vous n’attendez pas. » En effet, la pièce fit sur moi le plus grand effet ; le

  1. Ou réfléchie. Goethe emploie ici les expressions adoptées par Schiller dans son Essai sur la poésie naïve et sur la poésie sentimentale. La poésie naïve est toute poésie primitive, qui nous touche par la peinture de la réalité présente et vivante. La poésie sentimentale, qui naît dans les époques avancées, nous touche au moyen d’idées ; elle cherche l’idéal.
  2. Ce trait peint bien le caractère de Goethe. Il reste pour tout et pour tous aussi silencieux, aussi réservé ; il a au fond de lui-même une vie cachée d’une activité incessante, prodigieuse, et dont il ne laisse voir au dehors que les grands résultats