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lui à sa table pour la lire. Elle avait un caractère étrange, et, après la première lecture, je me sentis tout saisi, tout ému, sans cependant l’avoir entièrement comprise partout. C’était une glorification du Paria[1] traitée en trilogie. L’accent me semblait emprunté à un autre monde, et les tableaux qu’elle présentait étaient tels, que j’avais de la peine à voir le sujet s’animer devant mes yeux. La présence de Goethe était aussi un obstacle à une lecture attentive. En l’entendant tantôt tousser, tantôt soupirer, j’étais moitié avec la poésie de Goethe, moitié avec Goethe lui-même. Il me fallut la lire et la relire pour la pénétrer, mais plus je la pénétrais, plus elle me paraissait remarquable, plus elle me semblait appartenir aux régions les plus élevées de l’art. Je causai alors avec Goethe tant sur le sujet lui-même que sur la manière dont il l’avait traité, et ses explications me firent tout mieux comprendre. « Il est certain, dit-il, que ce poème est très-serré, et, pour le bien saisir, il faut vouloir bien y entrer. Il me fait à moi-même l’effet d’une lame de Damas forgée de fils d’acier. Mais aussi j’ai porté en moi le sujet quarante ans ; il a eu à coup sûr le temps de se débarrasser de toutes les inutilités. »

« Son effet sera grand, dis-je, quand il sera donné au public.

— Hélas !… le public !… dit Goethe, en soupirant.

— Ne serait-il pas bon, dis-je, d’en faciliter l’intelligence en faisant comme pour les tableaux dont on fait comprendre l’action présente en racontant, en quelques mots, les moments qui ont précédé. — Ce n’est pas mon avis, dit Goethe. Un tableau est tout autre chose qu’une poésie.

  1. Poésies, traduites par M. B. de Bury, page 80.