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difficile, dit Goethe, mais savoir saisir et peindre un objet particulier, c’est l’essence même de l’art. Tant que l’on se tient dans les peintures générales, chacun peut faire comme nous ; mais personne ne peut faire comme nous, si notre peinture est tout à fait individuelle ; pourquoi ? parce que nous peignons ce que nous sommes seuls à connaître. Il ne faut pas craindre qu’un fait particulier ne trouve aucune sympathie. Il y a un côté universel dans tout caractère, quelle que soit son originalité, dans tout objet à peindre, depuis la pierre jusqu’à l’homme ; rien n’existe dans le monde une seule fois. Quand nous savons peindre un objet particulier, nous devons alors, sur l’échelle de l’art, nous élever à ce que l’on appelle l’art de la composition. »

Je ne pénétrai pas bien clairement sa pensée, cependant je ne lui demandai pas de me l’éclaircir. Peut-être, pensai-je, veut-il parler de la fusion artistique de l’idée conçue avec la réalité observée, de la réunion de ce que nos sens nous fournissent avec ce qui est inné en nous. Peut-être entendait-il autre chose[1]. Il continua : « Surtout mettez toujours sous chaque poésie que vous écrivez sa date. » — Je lui demandai quelle importance cela pouvait avoir ? — « Vous aurez par là un journal de vos sentiments. Et ce n’est pas peu de chose. Voilà des années que j’ai cette habitude, et j’en reconnais l’excellence. »

L’heure du spectacle était arrivé, je quittai Goethe. « Vous allez maintenant en Finlande, s’écria-t-il en riant. » On

  1. Je crois que Goethe veut tout simplement dire que, lorsqu’on sait bien écrire une poésie détachée, on peut alors tenter d’écrire un poëme, qui n’est que l’enchaînement harmonieux et régulier d’un certain nombre de poésies détachées, réunies par la composition. Avant de penser à la combinaison des parties, il faut être sûr que ces parties seront bonnes.