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paraissez surtout avoir du goût et de la vocation pour les sujets où apparaît la nature. Seulement, permettez-moi deux mots sur ces poésies. Vous êtes arrivé à ce moment où vous devez atteindre ce qu’il y a de vraiment difficile et d’élevé dans l’art : votre esprit va saisir le caractère distinct des objets. Il faut vous faire violence pour sortir de l’idée pure ; vous êtes maintenant assez avancé ; vous avez du talent, il faut le mettre en œuvre. Ces jours-ci, vous êtes allé à Tiefurt[1] ; je voudrais vous le proposer comme sujet à traiter. Vous irez bien encore peut-être trois ou quatre fois contempler Tiefurt, avant d’en avoir compris le vrai caractère et avant d’avoir réuni toutes les idées que vous développerez dans votre poëme ; mais ne craignez pas un peu de peine, étudiez bien et peignez ; le sujet le mérite. J’aurais fait cela moi-même depuis longtemps, si j’avais pu ; mais, comme j’étais acteur moi-même dans tout ce qui s’est passé là d’intéressant, mon observation n’est pas libre, et je vois tout avec une trop grande abondance de détails. Mais vous, vous arrivez là comme un étranger, vous vous faites raconter le passé par le gardien du château, et vous ne voyez que ce qui est encore aujourd’hui saillant et intéressant. » Je lui promis de m’essayer à ce poëme, quoi qu’il me fût impossible de nier que c’était là une tâche dont je n’avais aucune idée, et pour moi fort difficile. « — Je sais fort bien que c’est

  1. Petit château entouré d’un grand parc, à très-peu de distance de Weimar. Ce fut la résidence de la duchesse Amélie, et là furent données bien des fêtes pendant la jeunesse de Goethe. Aujourd’hui, c’est un des plus agréables buts de promenade des habitants de Weimar. Çà et là, sous les beaux arbres du parc, le long des jolies rives de l’Ilm, on rencontre des tombeaux de forme antique, des urnes, des pierres votives, consacrées à Herder, à Wieland, à Mozart, etc. La beauté des paysages qui se déploient devant le regard répond au charme des souvenirs qui se pressent dans l’esprit.