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toute sa connaissance, et il a montré déjà de nouveau une gaieté railleuse : « Vous êtes trop timide dans votre manière de me soigner, a-t-il dit à Rehbein ; vous m’épargnez trop. Lorsque l’on a devant soi un malade tel que moi, il faut le traiter un peu à la Napoléon. » Il a bu ensuite une tasse de décoction d’arnica, qui hier, employée dans l’instant le plus dangereux, avait déterminé la crise heureuse. Goethe fit une gracieuse description de cette plante, et éleva haut comme le ciel l’énergie de ses effets. On lui dit que le médecin n’avait pas voulu permettre que le grand-duc le vît. « Si j’étais le grand-duc, s’écria Goethe, comme je vous aurais consulté, et comme je me serais inquiété de vous ! »

Dans un moment où il se trouvait mieux et où sa respiration semblait être plus libre, il parla avec facilité et clarté ; Rehbein glissa alors à l’oreille d’un des assistants ces mots : « une meilleure aspiration amène toujours après elle une meilleure respiration. » Goethe l’entendit, et dit avec beaucoup de gaieté : « Je sais cela depuis longtemps ; mais cette vérité n’est pas faite pour vous, vauriens[1] ! »

Goethe était assis dans son lit, en face de la porte ouverte de son cabinet de travail, où ses amis les plus proches étaient réunis sans qu’il le sût. Ses traits me paraissaient peu changés, sa voix était pure et intelligible, elle avait cependant un accent solennel comme l’accent d’un mourant : « Vous semblez croire, dit-il à ses enfants, que je suis mieux, mais vous vous abusez. » On chercha cependant à détourner gaiement ses appréhensions, et il sembla peu à peu se laisser persuader.

  1. Voir dans son Divan une pensée analogue. 1er livre. Talismans.