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pouvoir que les sens, et qu’il lui est donné de pressentir, et même, oui, de voir réellement l’avenir le plus rapproché[1] »

« — Il m’est arrivé dernièrement un fait pareil, dis-je. — Je revenais d’une promenade sur la grande route d’Erfurt : à dix minutes environ de Weimar, je me vis en imagination passant près du théâtre, et là je rencontrais une personne que je n’avais pas vue depuis des années, et à laquelle je n’avais pas pensé depuis très-longtemps. Je me sentis tout agité par cette idée, et quelle fut ma surprise, en tournant l’encoignure du théâtre, de trouver cette personne là même où mon imagination l’avait aperçue dix minutes auparavant. »

« — C’est un fait très-curieux, et ce n’est pas là un pur hasard, dit Goethe. Je vous le répète, nous marchons à tâtons au milieu de secrets et de merveilles. — Une âme peut aussi par sa seule présence agir fortement sur une autre âme ; je pourrais citer plusieurs exemples. Bien souvent, me promenant avec un ami, si une idée venait à me saisir vivement, l’ami avec lequel j’étais se

  1. Dans Poésie et Vérité, Goethe a raconté une vision de ce genre. Il venait de faire ses derniers adieux à Frédéricque, et cette séparation l’avait beaucoup attristé : « Pendant que je m’éloignais doucement du village, je vis, non avec les yeux de la chair, mais avec ceux de l’intelligence, un cavalier qui, sur le même sentier, s’avançait vers Sesenheim ; ce cavalier, c’était moi-même ; j’étais vêtu d’un habit gris bordé de galons d’or, comme je n’en avais jamais porté ; je me secouai pour chasser cette hallucination et je ne vis plus rien. Il est singulier que huit ans plus tard, je me retrouvai sur cette même route, rendant une visite à Frédéricque et vêtu du même habit dans lequel je m’étais apparu ; je dois ajouter que ce n’était pas ma volonté, mais le hasard seul qui m’avait fait prendre ce costume. Mes lecteurs penseront ce qu’ils voudront de cette bizarre vision… elle me parut prophétique, et j’y trouvai la conviction que je reverrais ma bien-aimée… » (Mémoires de Goethe, traduction de madame de Carlovvitz, t. I, p. 270.)