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Il était six heures ; nous nous rendîmes à notre hôtel ; on nous donna une grande chambre avec deux lits dans une alcôve ; et nous causâmes là encore quelque temps, sans lumière, sur Voss. Goethe me dit : « J’avais pour lui la plus haute estime, et j’aurais aimé à le garder à notre Université ; mais nos ressources étaient trop insuffisantes pour que nous pussions lui offrir le traitement qui lui fut proposé à Heidelberg. Il me fallut, avec tristesse, me résigner à le laisser partir… Mon bonheur fut alors d’avoir Schiller. Nos deux natures étaient bien différentes, mais le but que nous poursuivions était le même, et notre liaison devint par là si intime, que l’un ne pouvait réellement pas vivre sans l’autre. » Goethe me raconta alors quelques anecdotes qui me parurent très caractéristiques. « Schiller, dit-il, comme on doit bien le pressentir d’un caractère aussi grandiose, avait la répugnance la plus prononcée pour toutes les démonstrations d’admiration creuse, pour toutes les fades apothéoses qu’on lui faisait ou qu’on voulait lui faire. Lorsque Kotzebue voulut célébrer sa gloire dans une cérémonie publique, Schiller tomba presque malade, tant était profonde sa répugnance pour de pareilles scènes. La visite d’un étranger lui était aussi désagréable. Lorsqu’il ne pouvait recevoir immédiatement l’étranger qui se présentait chez lui, s’il lui avait donné rendez-vous pour quatre heures, l’appréhension de ce moment le rendait positivement malade. El parfois aussi, dans de pareilles circonstances, l’impatience le prenait et il était assez peu poli. Je me rappelle l’avoir vu recevoir si mal un chirurgien étranger qui était entré chez lui sans se faire annoncer, que le pauvre homme, tout décontenancé, ne savait