Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/433

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tures ! À Gotha aussi, dans les premiers temps, je suis allé souvent et avec plaisir ; mais depuis longtemps on ne m’y voit pour ainsi dire plus. »

« — Depuis que je suis à Weimar, je ne me rappelle pas que vous vous y soyez rendu ? »

« — C’est ainsi que vont les choses, dit Goethe en riant. Je ne suis pas là noté au mieux. Voici l’histoire, je veux vous la raconter. Lorsque la mère du duc régnant était encore dans toute sa jeunesse, j’allais là très-souvent. Un soir, j’étais seul avec elle, prenant le thé, lorsque les deux princes arrivent en sautant, pour prendre le thé avec nous. C’étaient deux beaux enfants à cheveux blonds, de dix à douze ans. Hardi comme je pouvais l’être, je passai mes mains dans la chevelure de ces deux princes, en leur disant : « Eh bien, têtes à filasse[1], comment nous « portons-nous ? » Les gamins me regardèrent avec de grands yeux, tout étonnés de mon audace, et ils ne me l’ont depuis jamais pardonné ! — Je ne raconte pas ce trait pour m’en glorifier ; mais cet acte est tout à fait dans ma nature. Jamais je n’ai eu beaucoup de respect pour la condition pure de prince, quand elle n’est pas alliée à une nature solide et à la valeur personnelle. Je me sentais moi-même si bien dans mon être, et je me sentais moi-même si noble que, si l’on m’avait fait prince, je n’aurais trouvé là rien de bien étonnant. — Quand on m’a donné des lettres de noblesse, bien des gens ont cru que je me

  1. Je rends par un équivalent aussi peu respectueux que l’original. Il y a dans le texte Semmelkœpfe, littéralement « têtes couleur de petit pain blanc. » C’est seulement sous la forme des Semmel que paraît en Allemagne le pain blanc, les Allemands préférant de beaucoup le pain bis ; Gœthe dit quelque part : « Pain bis et pain noir sont un véritable schibolet entre Allemands et Français. » (Mémoires, trad. Carlowitz, tome II, p. 290.)