Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/406

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est, souvent même assez peu attrayante, assez repoussante ; mais cependant l’ensemble satisfait, parce que tout y est parfaitement vrai. »

« — J’ai souvent entendu vanter Roderic Random, et je crois ce que vous m’en dites ; cependant je ne l’ai jamais lu. Mais connaissez-vous Rasselas de Johnson ? Lisez-le, et vous me direz ce que vous en pensez. » — Je le promis et dis : « Dans lord Byron, je trouve souvent aussi de ces peintures immédiates qui font voir seulement l’objet, sans exciter notre sensibilité intime autrement qu’un dessin de bon peintre. Don Juan, surtout, est riche en passages de ce genre. »

« — Oui, dit Goethe, c’est là une des grandeurs de lord Byron ; ses tableaux ont toujours leurs traits jetés avec tant de légèreté qu’on les croirait nés à l’instant. Je ne me rappelle rien de Don Juan, mais de ses autres poésies je me rappelle des passages de ce genre, et surtout des peintures de la mer tout à fait sans prix ; on aperçoit au loin une voile, puis une autre ; on croit sentir le souffle de l’Océan. »

« — J’ai surtout, dans son Don Juan, admiré sa peinture de la ville de Londres ; ses vers rapides la mettent devant les yeux. Et puis il ne s’inquiète pas scrupuleusement si un sujet est poétique ou non ; il saisit tout, emploie tout comme cela se présente, jusqu’aux perruques frisées placées devant les fenêtres des coiffeurs et jusqu’aux nettoyeurs de réverbères. »

« — Oui, nos esthéticiens allemands parlent beaucoup de sujets poétiques ou non poétiques ; ils n’ont pas tout à fait tort à un certain point de vue ; mais au fond aucun sujet pris dans la réalité ne reste sans poésie dès que le poète sait le traiter comme il faut. »