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l’esprit, c’est bien plutôt un citoyen du monde qu’un citoyen de Paris. Je vois venir le temps où il y aura en France des milliers d’hommes qui penseront comme lui. »

Dimanche, 6 mai 1827.

Nouveau dîner chez Goethe, avec la même société qu’avant-hier. On a beaucoup parlé de l’Hélène et de Tasso. Goethe nous a raconté ensuite comment il avait eu, en 1797, l’idée de traiter la légende de Guillaume Tell en poëme épique. « Je visitai cette année pour la seconde fois les petits cantons et le lac des Quatre-Cantons ; cette ravissante, splendide et grandiose nature fit encore sur moi tant d’impression, que j’eus le désir de peindre dans un poëme les richesses variées d’un si incomparable paysage. Mais, pour donner à ma peinture plus d’attrait, plus d’intérêt, plus de vie, je pensai qu’il fallait mettre sur cette terre si remarquable des figures humaines également remarquables ; et la légende de Tell me parut être tout à fait ce que je désirais. Je faisais de Tell un héros primitif, d’une énergie antique, avec ce contentement intérieur et cette simplicité sans réflexion que l’on trouve chez les enfants ; portefaix, il parcourait les cantons, partout connu, aimé, partout charitable ; d’ailleurs vaquant tranquillement à son métier, occupé de sa femme et de ses enfants, et ne s’inquiétant pas de savoir qui est maître ou qui est esclave. — Je faisais de Gessler un tyran, mais un tyran commode, qui, à l’occasion, lorsque cela l’amuse, fera le bien, ou à l’occasion, si cela l’amuse aussi, fera le mal ; homme d’ailleurs à qui le bien-être ou les souffrances du peuple sont des choses aussi indifférentes que si elles n’existaient pas. — Les qualités les plus élevées et les meilleures de