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sagesse du vieillard. Il prit la parole ainsi : « Je le dis toujours et je le répète, le monde ne pourrait pas subsister, s’il n’était pas si simple. Voilà déjà maintenant des milliers d’années que ce pauvre sol est labouré, et ses forces sont toujours les mêmes. Un peu de pluie, un peu de soleil, et le printemps reverdit, encore, et ainsi toujours. » — Je ne répondis pas ; Goethe laissait errer ses regards sur les champs cultivés, puis bientôt, les ramenant sur moi, il commença ainsi à me parler sur un autre sujet : « J’ai fait ces jours-ci une étrange lecture, celle des lettres de Jacobi et de ses amis. C’est un livre excessivement curieux, et il faut que vous le lisiez, non pour y apprendre quelque chose, mais pour jeter un coup d’œil sur l’état des esprits et de la littérature à cette époque ; on n’en a aucune idée. On ne voit là que des hommes qui ont tous une certaine importance, mais il n’y pas ombre de direction uniforme et d’intérêt commun ; chacun d’eux est soigneusement ramassé sur lui-même, et suit sa route, sans prendre le moindre intérêt aux efforts d’autrui. Ils me paraissent ressembler à des billes de billard, qui sur le tapis vert courent aveuglément les unes à travers les autres sans se connaître entre elles, et qui ne se touchent que pour se fuir encore plus[1]. »

  1. Dans un fragment sur cette correspondance, Goethe a dit encore ; « C’est une lecture très-intéressante pour le public… mais pour moi, elle est fort triste… Je vois clairement pourquoi je n’ai jamais pu, au fond, être d’accord avec tous ces hommes d’ailleurs si bons, si remarquables… Chacun parle une langue différente avec la persuasion que la sienne est la bonne ; quant au sujet même de la discussion, personne ne l’aborde. À peu d’exception près, ils sont tous allés à la noce, mais pas un n’a vu la mariée… Ils se complimentent beaucoup, mais dès que l’on veut mettre franchement son âme à nu, ils s’éloignent… Jacobi ignorait la nature et ne voulait pas l’étudier ; il disait même qu’elle lui cachait son Dieu. Il triomphe en s’imaginant m’avoir prouvé qu’il n’y a pas de