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cause ; en partie aussi pour lui-même, afin que sa malheureuse erreur nous paraisse haïssable. Mais comme Sophocle voulait nous montrer la nature élevée de son héroïne avant le fait même, il fallait trouver un second contraire ; il existe dans la sœur d’Antigone, Ismène. Dans celle-ci le poëte nous a donné un beau type de caractère ordinaire, et la grandeur d’Antigone, qui dépasse sa sœur d’une façon si frappante, nous devient ainsi bien plus visible. »

Nous avons parlé alors des écrivains dramatiques en général, et de l’influence considérable qu’ils exerçaient et qu’ils pouvaient exercer sur la grande masse du peuple. Goethe a dit : « Un grand poëte dramatique qui est fécond, et qui pénètre toutes ses œuvres d’une noble pensée, peut arriver à faire de l’âme de ses œuvres l’âme du peuple. Cela mériterait bien la peine d’être tenté. De Corneille sort une puissance capable de faire des héros. C’était quelque chose pour Napoléon, qui avait besoin d’un peuple de héros ; voilà pourquoi il disait de Corneille que, s’il vivait encore, il le ferait prince. Un poëte dramatique qui connaît sa vraie destinée doit donc travailler sans cesse à se développer en s’élevant, afin que l’influence qu’il exerce sur le peuple soit bienfaisante et noble. Il ne faut pas étudier nos contemporains et nos rivaux, mais les grands hommes du temps passé, dont les ouvrages ont conservé depuis des siècles même valeur et même considération. Un homme qui a vraiment l’âme douée de grandeur sentira seul ce besoin ; et c’est justement ce besoin de commerce avec nos grands prédécesseurs qui est le signe d’une forte vocation. Que l’on étudie Molière, que l’on étudie Shakspeare, mais avant toutes choses les anciens Grecs, et toujours les Grecs. »