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ment que Sophocle est un maître, et c’est en cela, en général, que consiste la vie du drame. Ses personnages ont tous reçu le don d’éloquence, tous savent si bien exposer les motifs de leurs manières d’agir, que l’auditeur est presque toujours du côté de celui qui a parlé le dernier. On voit que dans sa jeunesse il s’est livré à des études très-sérieuses sur la rhétorique, études dans lesquelles il s’est exercé à rechercher toutes les raisons et toutes les apparences de raisons que l’on peut présenter pour la défense d’une action. Cette grande facilité l’a cependant aussi induit en erreur, car il va parfois trop loin. Ainsi, dans Antigone, il y a un passage qui m’a toujours paru une tache, et je donnerais beaucoup pour qu’un bon philologue nous prouvât qu’il est interpolé et sans authenticité. Lorsque l’héroïne a, dans le cours de la pièce, exprimé tous les motifs excellents de ses actes, lorsqu’elle a montré la générosité de l’âme la plus pure, elle donne, au moment où elle va à la mort, un motif qui est tout à fait mauvais et qui touche presque au comique. Elle dit que ce qu’elle fait pour son frère, elle ne l’aurait pas fait pour ses enfants morts, si elle avait été mère, pour son époux mort, si elle avait été épouse ; car, dit elle, si mon mari était mort, j’en aurais pris un autre ; si mes enfants étaient morts, j’aurais eu de mon nouveau mari d’autres enfants ; mais il n’en est pas de même pour mon frère. Je ne peux pas retrouver un nouveau frère, car mon père et ma mère sont morts, et ainsi je n’ai plus personne qui puisse me donner un frère. C’est là du moins le sens nu de ce passage, qui, selon moi, placé dans la bouche d’une héroïne marchant à la mort, trouble l’émotion tragique, paraît très-recherché et beaucoup trop semblable à un calcul de dialecticien. Je le répète, je dé-